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pathie pour les joies du prochain. — Utile à autrui, la compassion ne l’est pas moins à nous-même. Non qu’elle se ramène, comme le veut Hobbes, à la crainte égoïste d’un danger analogue à celui dont nous sommes témoins, car alors les plus peureux seraient les plus compatissants : elle est une affection aussi naturelle, aussi spontanée que l’amour de soi. Du moins nous enseigne-t-elle, dans une certaine mesure, à supporter la souffrance ; elle est une maîtresse d’adversité, sans nous infliger la peine ; elle nous prépare à la résignation pour le jour où nous serons atteints nous-même ; elle rabaisse enfin nos prétentions au bonheur dont elle nous montre à nu la fragilité.

Mais la compassion peut avoir ses excès. À côté d’elle, Dieu a déposé dans la nature de l’homme un instinct qui nous porte à rendre le mal pour le mal (resentment). Cette passion, mauvaise en apparence, ne l’est en réalité que lorsque nous supposons ou exagérons l’injure dont nous nous croyons victime. Sa cause finale, c’est de provoquer la défense personnelle, de prévenir ou de punir l’injustice. Elle contrebalance la faiblesse des conseils que donne la compassion ; elle intimide l’agresseur qui redoute l’indignation des autres, et surtout de sa victime future, alors même que la vertu est impuissante à le retenir. Elle détermine l’offensé, plus sûrement que la froide raison, à exiger le châtiment de l’offense.

Nous avons insisté sur ces deux tendances opposées pour montrer l’usage que fait Butler du principe des causes finales. Il lui doit nombre d’observations ingénieuses, délicates, sinon tout à fait nouvelles. On dirait qu’il s’est inspiré des chapitres où Cicéron expose, dans le IVe livre des Tusculanes, la théorie des passions selon les péripatéticiens. La nature humaine est pour lui un système admirablement pondéré d’appétits, d’affections, de principes actifs, disposés : par la Providence en vue du plus grand bonheur tant de l’individu que de la société. Et pourtant, nous l’avons vu, Butler n’est ni un endémoniste, ni même un optimiste. La vie de l’homme lui apparaît sous un jour plutôt sombre, éclairé faiblement d’un reflet d’immortalité. On l’a comparé à Pascal ; c’est lui faire trop d’honneur. Il n’en a ni les vues de génie, ni la logique enflammée, ni les dramatiques angoisses, ni les effusions éperdues dans le sein de son Dieu ; mais il a une tristesse sereine et résignée qui est aussi l’un des côtés de Pascal, et qui, entre l’optimisme superficiel d’un Shaftesbury et l’utilitarisme un peu vulgaire d’un Paley ou d’un Bentham, présente quelque grandeur. Il a proclamé, seul de son siècle en son pays, l’incomparable dignité de la conscience et son droit souverain à l’empire du monde moral ; souvent, il fait penser à Kant. C’est là, un, titre qui n’est pas sans gloire.

L. Carrau.