Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
157
L. CARRAU. — la philosophie de butler

foi n’agir qu’en vue du bien public, et l’on obéit inconsciemment à l’ambition ou à l’esprit de parti. Malgré tout, c’est un des devoirs de l’homme (non le seul) de se proposer un tel but, quelque difficile qu’il soit de s’en faire une idée claire et distincte ; mais pourquoi ? parce qu’il y a quelque apparence que notre tentative réussisse et, aussi parce que, ne réussit-elle pas, elle aura tout au moins développé en nous « le plus excellent de tous les principes vertueux, le principe actif de bienveillance ».

Ces considérations sont remarquables. Si elles sont encore insuffisantes pour constituer une théorie de la vertu, si elles nous laissent au seuil de la morale kantienne, du moins renferment-elles les éléments d’une réfutation décisive de tous les systèmes utilitaires jusqu’à celui d’Herbert Spencer. Rappelons-nous que Butler est un prédicateur et un théologien, qu’il a plutôt en vue d’édifier des fidèles que de spéculer profondément sur les principes de la métaphysique des mœurs, et nous comprendrons qu’on ait pu le proclamer le premier, avec Hume, des moralistes anglais de son siècle.

V

Nous avons vu que Butler emprunte à Épictète l’une des dénominations par lesquelles il désigne la conscience ; c’est peut-être à l’exemple d’Aristote qu’il fait du principe des causes finales en morale une si large et parfois si judicieuse application.

Notre nature morale est l’œuvre de Dieu ; chacune de ses parties a donc son utilité, et nulle n’est mauvaise en soi. Une harmonie merveilleuse existe entre la constitution de l’homme et sa situation extérieure. Les affections naturelles nous portent à une certaine conduite qui est la plus conforme au maintien et au développement de la vie soit individuelle soit sociale. Considérer la fin vers laquelle elles tendent spontanément, c’est le meilleur moyen d’apprendre nos devoirs.

La compassion est un des principes qui révèlent le mieux cette sorte de finalité. Pourquoi, dit-on, ce ressentiment des peines d’autrui qui vient aggraver les nôtres ? N’avons-nous pas assez de notre part ? Et la réflexion n’aurait-elle pas suffi pour nous décider à soulager les maux de nos semblables ? Non, répond Butler ; la réflexion n’eût pas eu la promptitude et l’efficacité de l’instinct. Pourquoi, dit-on encore, est-on plus sensible au malheur des autres qu’à leur bonheur ? — C’est qu’ici-bas l’homme est plus capable de misère prolongée que de félicité durable, et que chacun a plus de puissance pour nuire à ses semblables que pour leur faire du bien. La compassion était donc plus nécessaire, et devait être plus vive que la sym-