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moins nous les blâmons, tout en les plaignant ; quant aux victimes d’accidents jugés inévitables, nous n’avons pour elles que pitié.

Ainsi c’est vertu que de rechercher le bonheur, non que le bonheur, résultat d’une telle recherche, donne un caractère moral à la conduite, mais parce qu’il est conforme à la nature de l’homme que l’amour raisonnable de soi-même ait l’empire sur les tendances inférieures et les impulsions irréfléchies.

Si l’égoïsme bien entendu est vertu, à plus forte raison la bienveillance, qui est, pourrait-on dire, l’amour et la poursuite du bonheur d’autrui. Il dit même quelque part avec Hutcheson qu’elle est toute la vertu, ou du moins qu’elle résume toutes nos obligations envers nos semblables[1], mais, dans la Dissertation, il se corrige. Si la bienveillance était toute la vertu, dit-il, le jugement moral sur notre propre caractère ou celui du prochain porterait uniquement sur le degré de bienveillance que nous constaterions en nous-même ou · supposerions chez autrui. Nous n’aurions aucun égard à la personne même qui en serait l’objet. Et, pourtant, toutes choses égales d’ailleurs, nous jugeons qu’il vaut mieux favoriser un ami ou un bienfaiteur qu’un étranger, abstraction faite de cette considération que la culture des sentiments de reconnaissance ou d’amitié est d’intérêt général. Que l’on dépouille quelqu’un de ce qui lui appartient pour le donner à un autre : le plaisir du nouveau possesseur peut surpasser la peine qu’éprouve le premier, et la spoliation a produit un excédent de bonheur ; dira-t-on qu’elle est un acte de vertu ?

Il est permis de dire que l’auteur de la nature s’est proposé pour but unique et suprême le bonheur universel, et que la bienveillance constitue à elle seule tout son caractère moral. Pour l’homme, il n’en va pas ainsi. Ni la bienveillance n’est toute sa vertu, ni le bonheur du plus grand nombre la fin qu’il doit poursuivre. Le bonheur du monde regarde celui qui en est le maître ; nous ne devons pas chercher à y contribuer autrement qu’en suivant les voies qu’il nous a tracées. S’il nous a constitués tels que nous sommes, c’est qu’il a prévu que cette constitution produirait plus de bonheur que s’il nous avait formés avec une disposition exclusive à la bienveillance générale. Prétendre substituer dans notre conduite ce principe à la conscience, c’est risquer de marcher à l’aventure. Comment être assuré que, dans telle circonstance particulière, notre préoccupation de l’intérêt de tous n’aura pas pour résultat un excédent de malheur ? Qui donc peut se flatter de démêler toutes les conséquences, utiles ou funestes, d’une action ? Qu’on y prenne garde ; on croit de bonne

  1. Serm. XII.