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L. CARRAU. — la philosophie de butler

IV

Dans un article intéressant du Mind[1], M. Davidson observe que Butler a fait toute une dissertation de la vertu, sans définir ce qu’il entend par vertu. Butler se contente d’affirmer que dans tous les temps les hommes ont été d’accord pour considérer comme vertus la justice, la véracité, l’amour sincère du bien public. Cette définition par énumération des parties est bien insuffisante ; on peut même se demander avec M. Davidson si la notion de vertu n’emporte pas celle d’un effort, d’un triomphe douloureux sur l’égoïsme, et si un homme qui serait strictement juste et s’abstiendrait de mentir ou de tromper mériterait d’être appelé vertueux. Cette réserve n’a pourtant pas échappé à Butler ; il reconnaît que le mérite, inséparable de la vertu, varie pour les mêmes actes avec le degré d’intelligence, d’éducation de l’agent, avec la violence plus ou moins grande des tentations qu’il a dû vaincre. Toujours est-il qu’on lui demanderait en vain une définition précise de la vertu ; elle se ramène pour lui à l’idée assez vague d’une conformité parfaite du caractère et de la conduite avec la constitution morale de l’homme.

Ce qui est plus intéressant, c’est la manière dont Butler résout la question des rapports entre la vertu et le bonheur. Butler ne serait pas de son temps et de son pays si les préoccupations utilitaires ne tenaient une grande place dans sa doctrine. Aussi prend-il bien soin d’établir que l’homme n’est pas plus libre moralement de se rendre malheureux que de nuire à ses semblables. Nous condamnons l’imprudence chez nous comme chez les autres, mais cette désapprobation est un jugement moral, indépendant du degré de malaise ou de malheur qui peut résulter de la conduite. Sans doute, nous désapprouvons notre imprudence et celle d’autrui, moins vivement que certains autres vices ; mais cela ne tient pas à ce qu’elle est moins nuisible ; c’est que d’abord, à l’égard de nous-même, nous portons habituellement en nous le sentiment de notre propre intérêt, qui rend moins nécessaire une condamnation rigoureuse du tort que nous nous sommes causé, tandis que le sentiment de l’intérêt d’autrui est moins permanent et moins vif ; c’est ensuite, à l’égard de nos semblables, que l’imprudence, étant ordinairement suivie d’un prompt châtiment, n’exige pas la même réprobation que l’injustice, la fraude ou la cruauté. Ajoutez que les malheureux sont toujours objet de compassion, le fussent-ils devenus par leur faute. Néan-

  1. Octobre 1884.