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liser cette nature, maintenir ou établir en soi-même cette hiérarchie ? — Soit ; mais à la condition que cette nature ne soit pas celle qui nous est donnée par l’expérience. L’expérience nous révèle ce qui est, ce que nous sommes ; en morale, il s’agit de déterminer et de réaliser ce qui doit être. La nature humaine, telle qu’elle est, ne saurait être un idéal, une fin en soi. La hiérarchie actuelle des principes, tendances ou mobiles de cette nature, ne peut être la hiérarchie absolue, définitive, immuable dont l’existence serait la perfection de l’homme moral. En un mot, pour que l’homme soit tenu de suivre sa nature, il faut que cette nature soit conçue par lui comme un idéal, un doit être. Ce n’est pas celle que la psychologie peut décrire, mais cette nature humaine supérieure dont parle Spinoza et dont la raison seule fournit les traits.

Cette nécessité d’un idéal moral n’a pourtant pas été entièrement méconnue par Butler, qui distingue si justement, quand il parle de la conscience, entre l’autorité et le pouvoir. Qu’est-ce à dire, sinon que la conscience, sans être toujours, en fait, la, souveraine, ne cesse jamais de l’être en droit ? C’est donc un homme idéal, un monde idéal, que le monde et l’homme où la conscience tiendrait toutes les forces soumises à son empire. Mais un tel rôle n’est pas celui d’un modeste principe de réflexion, d’une simple faculté d’approuver ou de désapprouver ; il est celui de la raison elle-même, en tant qu’elle conçoit le parfait réalisable par la liberté.

On a reproché à Butler d’avoir donné à l’obligation morale un fondement tout empirique. Mais d’abord il fait de la conscience l’écho en nous de la volonté divine, et pour lui la volonté de Dieu n’est que l’expression de sa raison[1]. Ensuite, si nous avons la notion d’une obligation, il faut bien que cette notion soit un fait. L’obligation est nécessaire ; la connaissance que nous en avons est rationnelle ; mais cet acte de la raison qui saisit le caractère obligatoire d’une loi ou d’un motif est, après tout, un fait, comme tous les autres, de notre nature. En ce sens, la morale de Kant lui-même se fonde sur un fait. Butler a dit que la conscience a l’autorité, même quand elle n’a pas le pouvoir. Cela suffit pour qu’on ne soit pas en droit de l’accuser d’empirisme. Ce qui reste vrai, c’est que, pour lui, la conscience juge plutôt qu’elle ne commande. Il n’a pas approfondi l’idée d’une loi obligatoire : ce sera l’œuvre de Kant.

  1. « La conduite de Dieu doit être déterminée par une certaine convenance ou disconvenance morale antérieure à toute volonté. » (Analogie, part. II.)