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L. CARRAU. — la philosophie de butler

Faculté intuitive, comme la raison, la conscience est sans doute infaillible[1] ; néanmoins la complaisance coupable que nous avons pour nous-même nous aveugle souvent sur la valeur morale de notre caractère et de nos actes. Mais, observe Butler, cette illusion ne se produit que dans la sphère des vices moindres ou des devoirs particuliers et mal définis[2]. Quant aux actes manifestement immoraux, c’est seulement à l’égard des circonstances où ils se produisent que nous pouvons songer à nous trouver des excuses. S’ensuit-il que la conscience ne nous parle pas avec une clarté et une autorité suffisantes ? Non ; car nous sentons toujours qu’un examen plus sincère dissiperait nos sophismes et nous montrerait à nos propres yeux tels que nous sommes. C’est la situation d’un homme embarrassé dans ses affaires et qui essaye de s’étourdir en refusant d’y regarder.

Mais, enfin, sur quel fondement repose l’obligation d’obéir à la conscience ? C’est, répond Butler en moraliste théologien, que Dieu même nous l’a donnée comme loi de notre nature et guide souverain de notre conduite.

Cette théorie est certes bien loin d’avoir la rigueur et la précision qu’on serait en droit d’exiger. On cherche vainement une définition de la conscience ; elle nous est donnée comme un principe de réflexion, une faculté d’approuver ou de désapprouver. Tout cela est d’un vague désespérant. On peut réfléchir sur les principes d’action auxquels on obéit sans porter nécessairement un jugement moral. Bien plus, ce jugement n’est possible que si certains principes sont, par eux-mêmes, supérieurs aux autres, et ils ne peuvent l’être qu’en vertu d’une perfection relative, c’est-à-dire d’une conformité plus ou moins grande à un idéal de conduite. Mais Butler n’a même pas déterminé l’idée d’une volonté autonome ; car le chapitre de l’Analogie où il essaye de réfuter la doctrine de la nécessité n’a rien à voir avec le problème moral. Ce problème comporte toute une théorie du bien, ou de l’objet de la liberté, que Butler a complètement négligée. Il s’est tenu au point de vue psychologique et subjectif de l’éthique. Comment s’étonner qu’il n’ait pas abouti à une solution satisfaisante ? On dira que la notion de la nature humaine et d’une hiérarchie entre les tendances ou les principes qui la constituent représente quelque chose d’objectif. Qu’est-ce, en effet, que le bien, sinon réa-

  1. « Ce qu’on appelle chercher quel est le devoir dans une circonstance particulière n’est souvent qu’une tentative pour l’esquiver. » (Serm. VIII, sur le caractère de Balaam).
  2. Serm. X et Serm. VII.