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L. CARRAU. — la philosophie de butler

Outre les instincts et tendances qui constituent notre nature, celle-ci enferme encore « une capacité de réfléchir sur les actions et caractères, d’en faire un objet pour notre pensée ; et en agissant ainsi, naturellement et inévitablement, nous approuvons certaines actions, à ce point de vue spécial qu’elles sont vertueuses et méritoires, et nous en désapprouvons d’autres, comme vicieuses et dignes de châtiment[1]. »

Mais par actions, ce qu’il faut entendre ici, ce sont « les principes actifs et pratiques qui, fixés par l’habitude, constituent le caractère. » Les conséquences, utiles ou nuisibles, n’y sont comprises qu’en tant qu’elles ont été prévues dans l’intention de l’agent ; mais le jugement en lui-même est indépendant de ces conséquences.

La conscience a un double rôle ; non seulement elle juge les actions avant comme après leur accomplissement et les déclare bonnes ou mauvaises ; mais encore « elle se qualifie elle-même comme guide de conduite et de vie, par où elle se distingue et se pose en face de toutes les autres facultés ou principes naturels d’action, de la même manière que la raison spéculative juge directement et naturellement de la vérité ou de l’erreur spéculatives, en même temps qu’elle sait, par une conscience réfléchie, que le droit d’en juger lui appartient. »

Nous trompons-nous ? Il nous semble démêler dans cet obscur passage ce qui sera bientôt la raison pratique de Kant. Ce n’est encore ici qu’une comparaison ; la conscience est simplement analogue, dans la sphère de la conduite (c’est-à-dire de l’intention et des dispositions morales), à la raison dans l’ordre théorétique ; mais l’analogie est tout au moins intéressante et vaut d’être signalée.

Butler pourrait à la rigueur se dispenser de prouver l’existence de la conscience. Elle est un fait primordial de la nature humaine, et ce fait, il suffit de le montrer. Il n’est pas inutile cependant de rappeler que toutes les langues renferment les mots bien et mal, vice et vertu ; que les systèmes de la plupart des moralistes seraient inexplicables si les notions sur lesquelles ils se fondent étaient purement chimériques ; que, partout, les hommes ont distingué entre une injustice et un dommage causé involontairement ; que, partout, quelques différentes définitions qu’on ait donné de la vertu, on a été d’accord sur les conditions essentielles de la bonne conduite et de l’ordre social la justice, la véracité, l’amour du bien public. Cet appel au consentement universel, dont une critique exigeante pour-

  1. Of the nat. of virtue, p. 334.