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neuves ni bien profondes. Il nous semble cependant que, en face de l’utilitarisme qui devait triompher en Angleterre après lui, la position qu’il prend ne manque pas d’originalité. Il maintient l’indépendance essentielle des deux principes, égoïsme et altruisme. Or les plus laborieux efforts d’analyse n’ont pas encore réussi à dériver celui-ci de celui-là. D’autre part, nul parmi les utilitaires n’a mieux montré que lui tout ce que l’homme ajoute à son propre bonheur en travaillant à celui de ses semblables. Peut-être même, entraîné par l’influence de Shaftesbury, a-t-il ici dépassé la mesure. J’admets avec lui que l’égoïsme pur, absolu, sans mélange, exclurait la possibilité du bonheur même qu’il poursuivrait uniquement ; mais est-il vrai que la bienveillance contribue pour une aussi grande part à la satisfaction de l’amour de soi ? N’est-ce pas au contraire élargir son cœur à la souffrance que de ressentir trop vivement celles des misérables, et la joie qu’on éprouve à les soulager n’est-elle pas rendue bien amère par la pensée de tout ce qu’il resterait à guérir ? L’optimisme superficiel du xviiie siècle, en Angleterre surtout, se complaît dans ce lieu commun paradoxal que le meilleur calcul de l’intérêt privé c’est de se vouer au bonheur public ; une sensibilité déclamatoire se flatte d’augmenter la somme de ses plaisirs par les jouissances raffinées de la sympathie. La charité n’est plus qu’un ragoût délicat de l’égoïsme. Butler ne dit pas tout à fait cela, et je l’en félicite. Mais une bienveillance qui n’aurait d’autre but que sa propre satisfaction n’irait pas loin et se lasserait vite ; l’amour sacré du prochain a ses mécomptes, ses déchirements, ses désespoirs, comme les amours profanes, et, pas plus qu’eux, il ne garantit la paix et le bonheur à ses fidèles. Voilà ce que Butler eût dû nous faire entendre, et sa doctrine, plus élevée déjà que celle de Shaftesbury et surtout de Bentham, en aurait pris, croyons-nous, un surcroît de grandeur.

III

Le vrai titre de Butler, c’est sa théorie de la conscience. Faut-il même donner le nom de théorie à une série d’affirmations ? D’abord Butler est un peu flottant sur le nom qu’il convient de donner à ce principe. Ainsi il l’appelle indifféremment conscience, raison morale, sens moral, raison divine. Mais, plus généralement, c’est pour lui le pouvoir de réflexion, la faculté d’approuver ou de désapprouver (approving or disapproving faculty), expression qu’il déclare emprunter à Épictète (δοκιμαστική, ἀποδοκιμαστική).

Qu’est-ce donc que cette faculté ?