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L. CARRAU. — la philosophie de butler

aux autres tout le bien qu’ils pourraient. » Qui ignore, par exemple, que les richesses, les honneurs, les plaisirs des sens, recherchés avec excès, deviennent pour l’individu la source de mille maux ? Et combien, le sachant, agissent en conséquence ?

Reconnus distincts, également naturels et primitifs, les deux principes, l’amour de soi et l’amour d’autrui, sont-ils réellement opposés l’un à l’autre ?

On a vu que, loin d’exclure les autres affections, l’amour de soi les suppose, et que le bonheur n’est possible que si l’égoïsme n’est pas assez puissant pour les détruire. L’amour du prochain n’est pas plus incompatible avec l’amour-propre que l’une quelconque des tendances qui nous portent vers des choses inanimées. L’ambition, par exemple, va aux honneurs : c’est un but extérieur. La bienveillance va au bien d’autrui ; c’est aussi un but extérieur. L’amour de soi recherche ces mêmes objets, non directement et pour eux-mêmes, comme le font des inclinations particulières, mais indirectement et en tant que moyens de satisfaire ces inclinations, dont la satisfaction collective constitue le bonheur, objet propre et immédiat de l’amour de soi.

À l’égard de celui-ci, la bienveillance est donc tout au moins sur le même rang que les autres principes de notre nature. Ajoutons que sa situation est beaucoup plus favorable.

Comparons-la, pour préciser, à l’ambition. Supposons deux hommes dominés chacun par l’une de ces deux tendances. En cas de succès, ils ont également atteint leur but ; mais, en cas d’insuccès, celui qui a poursuivi le bonheur d’autrui trouve une sorte de bonheur dans sa conscience, « car cette poursuite, étant considérée comme vertueuse, est, dans une certaine mesure, sa propre récompense[1] ».

La bienveillance implique la bonne humeur, c’est-à-dire la meilleure disposition pour jouir de tous les plaisirs de la vie. Une fausse analogie tirée de la notion de propriété a pu seule accréditer l’opinion que l’amour de soi est en opposition avec l’amour d’autrui. Il semble que prendre sa part dans la bienveillance du prochain, c’est diminuer en lui celle de l’amour-propre, de même qu’on ne peut partager son argent sans l’appauvrir d’autant. Loin de là : la somme du bonheur individuel, effet de la satisfaction des autres tendances, la bienveillance l’augmente de cette joie sereine et durable qui la suit.

On trouvera peut-être que ces vues de Butler ne sont ni bien

  1. Serm. XI.