Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
revue philosophique

De tous les principes désintéressés, l’amour du prochain, ou la bienveillance, est le plus important. On n’en saurait contester l’existence ; l’état social ne s’explique et ne se maintient que par lui. Il semble que tous les prétextes soient bons à l’homme pour manifester et exercer la sympathie naturelle qui l’unit à ses semblables. Cultiver le même sol, respirer le même air, faire partie de la même province ou du même district, parler le même idiome, autant de raisons pour qu’un lien de bienveillance s’établisse ou se noue plus étroitement. « Se considérer comme indépendant des autres, ne tenir d’eux aucun compte dans sa conduite, est aussi absurde que de supposer la main, par exemple, sans aucun rapport avec le reste du corps[1]. »

On objectera contre l’existence d’un amour inné du prochain qu’il y a un penchant naturel à la malveillance. Autrement, comment les hommes pourraient-ils jamais se nuire les uns aux autres ? — Butler répond que l’homme se nuit bien souvent à lui-même, jusqu’à ruiner sa santé, jusqu’à causer sa propre mort. En conclut-on que l’amour de soi n’est pas un sentiment naturel ? Le vrai, c’est qu’il y a en nous des passions qui, déréglées, vont accidentellement au mal d’autrui, comme elles vont à l’encontre de l’intérêt individuel ; mais, de même que la haine de soi n’existe pas, à titre de disposition essentielle et primitive, de même la malveillance. « Il n’y a pas d’amour de l’injustice, de l’oppression, de la trahison, de l’ingratitude, mais les désirs violents de tel ou tel bien extérieur, qu’on chercherait à acquérir par des moyens innocents, si ces moyens semblaient aussi faciles ou aussi efficaces. L’émulation, qui est un désir d’égaler ou de surpasser les autres, est par elle-même exempte de haine, sauf quand elle est excessive. L’envie a le même objet que l’émulation ; seulement elle s’en distingue parce qu’elle tend à rabaisser autrui au-dessous de nous. La fin de l’envie n’est donc pas de faire du mal ; mais ce mal est pour elle un moyen d’atteindre sa fin. »

On objecte encore que certains hommes sont dénués de toute affection bienveillante. — Certains aussi manquent d’une affection naturelle pour eux-mêmes. On ne doit rien conclure de telles exceptions. En fait, les hommes pèchent non moins souvent contre l’amour de soi que contre la bienveillance. « Ils contredisent aussi souvent la partie d’eux-mêmes qui tend à leur propre bonheur que celle qui tend au bien public. Ceux qui atteignent tout le bonheur dont ils sont capables ne sont pas plus nombreux que ceux qui font

  1. Serm. I.