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L. CARRAU. — la philosophie de butler

II

Déterminer et classer les principes différents dont l’ensemble et la hiérarchie forment ce système qui est l’homme moral, tel devrait être, semble-t-il, le premier soin de Butler. Une psychologie aussi exacte que possible ne s’imposait-elle pas à lui comme la préface indispensable de son éthique ? Cette psychologie, il ne l’a pas faite. Il parle vaguement d’appétits, de passions, d’affections et de désirs ; il nom me quelques-uns de ces principes : l’amour de la louange, le désir d’estime, l’avarice, la compassion, la vengeance, la bienveillance, l’amour de soi : quant à une énumération complète, méthodique, on la chercherait vainement. Convient-il de lui en faire un reproche ? Nous ne le pensons pas. Il suffit au moraliste de constater qu’il y a dans la nature humaine des tendances différentes et qu’elles n’ont pas la même valeur. Quand Platon enferme sous la dénomination générale d’ἐπιθυμητικόν tous les désirs sensuels, il n’en présente ni une nomenclature détaillée ni une classification. Qui songe à l’en blâmer ?

Parmi les éléments distingués par Butler, deux lui paraissent également essentiels, également irréductibles : l’amour de soi et l’amour du prochain.

L’amour de soi est distinct des autres affections. Celles-ci aspirent à leur objet pour cet objet même : la faim, par exemple, va à la nourriture sans se soucier du plaisir qu’elle procure. L’amour de soi peut rechercher accidentellement les mêmes choses que les autres affections ; mais il ne les poursuit alors que comme moyens, non comme fins. Son objet propre, c’est nous-même ; il n’est pas extérieur, comme celui des autres tendances. Il s’ensuit que l’amour de soi n’est pas le bonheur et qu’en s’aimant à l’excès on est sûr de ne pas être heureux. Le bonheur en effet suppose la jouissance des objets appropriés par la nature à nos différentes affections. Si l’amour-propre se développe au point de supprimer toute autre tendance, nous nous trouvons par là même frustrés de toutes les satisfactions que ces tendances nous auraient pu procurer. L’amour de soi doit donc rester subordonné à cette fin générale que notre constitution lui assigne : rechercher les objets des autres affections. L’intérêt suprême de l’égoïsme, c’est une certaine mesure de désintéressement. L’amour de soi enseigne à l’homme à ne pas trop s’aimer[1].

  1. Serm. XL.