Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
145
L. CARRAU. — la philosophie de butler

peut-être en psychologie. Il fallut que la métaphysique devint suspecte à son tour, pour qu’on revînt aux Anglais. Aujourd’hui, comme au xviiie siècle, l’esprit français serait tenté de se mettre à l’école de l’Angleterre plutôt qu’à celle de l’Allemagne ou du cartésianisme. St. Mill, Darwin, Spencer — ce dernier, malgré ses grandes vues métaphysiques — sont parmi nous les maîtres de toute une génération de philosophes et de savants. Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en plaigne, le fait est difficilement contestable ; ce nous est un encouragement à espérer que notre étude ne sera pas entièrement dénuée d’intérêt pour des lecteurs français[1].

I

La morale de Butler est contenue principalement dans les quinze Sermons et la Dissertation sur la vertu. Les sermons sont eux-mêmes de véritables dissertations. Cinq seulement ont une valeur philosophique : les trois premiers, le onzième et le douzième. Les trois premiers portent le titre commun : Sur la nature humaine.

Dans sa préface de l’édition des Sermons, Butler distingue deux grandes méthodes en morale. L’une prend pour point de départ la considération des rapports nécessaires qui existent entre les choses et les êtres ; c’est celle de Malebranche, de Cudworth, de Clarke, de Wollaston ; l’autre, expérimentale, s’attache à l’étude de la nature humaine, pour en tirer des inductions sur la conduite la plus conforme à cette nature prise dans son ensemble. « Dans la première, la conclusion s’exprime ainsi : le vice est contraire à la nature et à la raison des choses ; dans la seconde, le vice est une violation et comme une destruction de notre nature. Elles nous conduisent ainsi toute deux au même résultat, savoir l’obligation pratique de la vertu, et ainsi elles se fortifient singulièrement l’une par l’autre. La première semble fournir la preuve formelle la plus directe, et, à certains égards, elle est plus à l’abri de la chicane et de la dispute ; la seconde est plus spécialement propre à contenter un esprit bien fait, et plus facilement applicable aux relations particulières et aux diverses circonstances de la vie[2]. » C’est la seconde que Butler pré-

  1. Nous avons sous les yeux l’édition de l’Analogie et des Sermons en un seul volume (Londres, Bell and sons, 1882). — Nous avons usé de quelques pages remarquables consacrées à Butler par M. Leslie Stephen dans son Histoire de la pensée anglaise au xviiie siècle (2 vol.), et de l’intéressant ouvrage de M. Lucas Collins sur Butler (voir l’excellente analyse qu’en a donnée M. Penjon dans la Revue, t.  XVI, p. 428).
  2. P. 372.