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s’accorder idéalement les désirs de tous entre-heurtés sur terre[1]. Un halluciné ou un imposteur montre ce but, suggère cette vision ; elle éblouit des aveugles et les fait marcher en bon ordre à la victoire. Quand leurs yeux seront dessillés, ils iront pêle-mêle à tâtons, redemandant leur rêve.

Il s’agit, par suite, pour supprimer les délits d’astuce, pour chasser la fourberie, d’accorder l’accord logique individuel avec l’accord logique social, c’est-à-dire de rendre ce dernier lui-même compatible avec la franchise. Il le faut, puisqu’une nation forte suppose de fortes individualités, droites et loyales. Or, si le système des idées et par conséquent des désirs d’un individu isolé peut s’établir logiquement sous l’empire d’un principe positiviste, il n’en est pas de même, comme il vient d’être dit, du système des idées et des vœux d’un peuple. L’individu, en s’associant, doit donc se soumettre à cette nécessité et partir de quelque postulat transcendant. C’est d’autant plus aisé pour la grande majorité des hommes que la religion établie se présente toujours à eux comme le plus logique, le plus cru, c’est-à-dire le plus croyable des systèmes. Tant que ce haut torrent de foi coule et arrose un peuple, c’est folie de chercher ailleurs l’inspiration et l’appui du devoir. Mais quand il se dessèche, que faire ? La science apparaît ; saluons ! Cependant pour être un vrai croyant, dont la foi inébranlable implique une conduite invariable et rassurante pour autrui, on doit[2], non seulement être pénétré de l’importance de certaines vérités, mais encore être persuadé que les connaître est le plus grand bien, que les ignorer est le plus grand mal, que leur rendre témoignage par ses actes est le premier et souverain devoir de l’homme. L’homme religieux est plein d’une foi pareille. Combien de temps s’écoulera-t-il avant que les vérités scientifiques ou philosophiques soient l’objet de telles convictions ?

Il n’y a pourtant pas à espérer que l’esprit de mensonge soit exorcisé de nos sociétés, si ce n’est quand elles se seront installées de

  1. Les États-Unis, où les ressources d’un sol immense s’offrent pour rien au premier venu, semblent échapper par là à cette nécessité. Mais, vienne le moment où leur territoire sera rempli, — et déjà les meilleures places y sont prises, — le désir de s’y enrichir, qui aujourd’hui y est encore une cause d’union, y deviendra une source de luttes ; et, pour y mettre fin, il faudra bien là aussi sublimer les désirs.
  2. C’est surtout des hommes publics, des gouvernants, qu’on est en droit d’exiger cette rigidité des principes. Car elle est, je me chargerais de le démontrer, la seule vraie garantie des gouvernés contre la possibilité de leurs crimes, la plupart impunis. Agir contrairement à ses principes, c’est, pour un homme d’État, un mensonge criminel. Or, je le demande, l’utilité de tels mensonges va-t-elle ou non en décroissant ?