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lement la tradition des Epiménide, des Aristéas, des Abaris et des Zamolsis, ces personnages singuliers dont le prestige semble fondé en partie sur l’imposture, ce fut un faussaire, Onomacrite, qui aida le plus à constituer la secte nouvelle » (Jules Girard, Sentiment religieux en Grèce). Le même auteur nous parle des « Orphéotélestes, qui, munis d’écrits apocryphes d’Orphée, fils des Muses, et de Musée, fils de Séléné, s’en allaient frapper à la porte des riches pour offrir leur ministère, apportant leurs formules et leurs rites expiatoires et remettant les péchés de toute la famille, depuis les ancêtres jusqu’aux petits-enfants. » Au moyen âge, on a vu le trafic des fausses reliques, plus tard la vente des indulgences. On sait le succès des fausses décrétales. La Renaissance italienne (V. Burckhard) a eu ses astrologues, et jusqu’à l’aube de ce siècle nous avons tous eu nos sorcières. Aujourd’hui florissent les médiums et les chiromanciens[1]. Mais, quand même ceux-ci viendraient à disparaître aussi, les politiciens suffiraient à faire pencher en notre faveur la balance du mensonge.

Une vérité est découverte par un savant ; comptez les menteurs qui l’exploitent, depuis les industriels qui la mettront dans leurs prospectus jusqu’aux théoriciens qui la logeront bon gré mal gré dans leurs systèmes. Tel découvre qu’il y a du fer dans le sang ; aussitôt cent pharmaciens de mettre en vente des pilules de fer d’une efficacité plus ou moins douteuse, proclamée incontestable par mille certificats de médecins plus ou moins convaincus. La vulgarisation des sciences serait moralisatrice si elle contribuait à développer la véracité. Mais elle ne produit cet effet que sur une très faible partie du public, à savoir non sur le manufacturier ou le politique qui font de la science un instrument de domination et de richesse, ni sur le romancier ou le poète qui lui demandent de nouvelles émotions, mais seulement sur le savant qui emploie la science à faire progresser la science, mode d’emploi très spécial et très rare. L’organisme social, en somme, se défend contre la vérité qui l’assaille de toutes parts, comme l’organisme naturel contre les intempéries et les forces physiques. Il a besoin d’elle, comme l’être vivant a besoin des agents extérieurs, contre lesquels pourtant il est en lutte constante et sans lesquels il mourrait. De même, la société vit de vérités, de connaissances toujours renouvelées ; elle consomme, pour se les

  1. « En Afrique, dit Tylor, la ventriloquie nous offre des types parfaits de jonglerie. À Sofala, l’âme du roi entrait, après les funérailles, dans le corps d’un sorcier ; ce sorcier, prenant la voix du monarque décédé et l’imitant au point de tromper tous les assistants, donnait au nouveau monarque des conseil sur la manière de gouverner son peuple. »