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TARDE. — problemes de criminalité

pulaires, peut-être accréditées par des imposteurs à l’origine, mais devenues aussi sincères que puériles : la sainte ampoule, la guérison des écrouelles et autres enluminures du droit divin, erreur fondamentale un jour et vitale des sociétés. Quand elle s’évanouit, il faut chercher d’autres bases à l’autorité, mais ce sont toujours des fictions, seulement plus artificielles et plus sciemment fabriquées. Il faut des historiographes officiels pour accommoder l’histoire, il faut des journalistes pour dénaturer les faits actuels, il faut des acteurs multiples pour jouer avec succès la vaste comédie du suffrage, soit restreint, soit universel, et se faire donner par l’opinion les ordres ou les compliments qu’on a dictés. Il le faut, sous peine d’échouer ; ou du moins il le faut jusqu’au jour où, ayant suffisamment bu le vin du mensonge et tombées à fond dans le songe délirant de l’erreur, les populations peuvent impunément se passer de leurs échansons. Le patriotisme, autre grande illusion nécessaire, s’entretient de même, avouons-le. Fondé au début sur l’isolement de chaque peuple et sur l’idée absurde que chacun d’eux se fait sincèrement de ses voisins, cet immense orgueil collectif doublé d’un profond dénigrement de l’étranger doit plus tard, quand les peuples se sont vus de près, être alimenté de propos délibéré, à l’école et dans la famille, par ces panégyristes à demi sincères, à demi charlatans, qu’on nomme chauvins. Le chauvinisme est le patriotisme qui, se sentant décliner, crie d’autant plus fort : Vive la patrie ! comme le « cléricalisme[1] » est la foi religieuse qui, se sentant faiblir, s’affirme et s’affiche d’autant plus énergiquement ; comme le radicalisme, de droite ou de gauche, est la foi politique qui, se sentant mourir, réagit contre le scepticisme croissant par le dogmatisme plus accentué. Ce sont là trois formes contemporaines de cette combinaison singulière de charlatanisme et de fanatisme à doses égales, dont l’antiquité nous offre d’illustres exemples — Pythagore notamment, si j’en crois M. Lenormand et que toute époque de transition verra renaître.

Sans doute, bien des formes du mensonge ont disparu, mais elles ont été remplacées avec avantage. Dès le vie siècle avant J.-C., nous voyons se fonder l’orphisme. Or, « comme pour continuer plus fidè-

  1. Inutile d’avertir que j’entends ce mot dans son sens propre, un peu oublié, et non dans le sens abusif qu’on sait. Toute époque, toute nation un peu avancée en civilisation, a eu, dans le sens indiqué, ses cléricaux. Du temps de Cicéron, déjà, la haute société romaine était arrivée au point où la religion, comme un saule creux, ne vit plus que par l’écorce, bonne encore comme abri. De nos jours, toute notre Europe donne le même spectacle, seulement bien plus généralisé. En Asie même le scepticisme se répand dans les classes musulmanes élevées, par exemple en Perse, où les rationalistes, les soufis, pratiquent leur culte sans la moindre foi, hypocrisie transparente et approuvée, qui a, paraît-il, reçu le nom de Ketman. (Voir Elisée Reclus, Asie antérieure).