Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/142

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
138
revue philosophique

de la mort, et que son éblouissement ne saurait être affronté sans péril social, sinon toujours sans danger individuel. On dirait qu’il est une certaine quantité d’illusion[1] — variable d’après les temps et les lieux — qui est nécessaire à une société pour se maintenir en son état normal, et qui doit être à toute force entretenue en elle par une émission constante de prédications, de plaidoiries, d’articles de journaux, de leçons, d’assertions de tout genre, soit hardiment mensongères, soit simplement erronées (et, dans ce dernier cas, provenant en grande partie d’impostures antérieures, c’est assez souvent le cas des religions). Par suite, si paradoxale que puisse sembler à plusieurs cette idée, l’erreur ne saurait diminuer dans une nation sans que le mensonge y progresse, tant que ses conditions fondamentales n’ont pas changé ; et ce jeu de bascule du mensonge et de l’erreur serait, je crois, plus facile à prouver que la marche soidisant inverse du suicide et de l’homicide, dont il a été question plus haut. Par exemple, il est dans un État quelconque, une certaine dose de foi religieuse spéciale, qui est sentie indispensable au maintien de sa hiérarchie et de son harmonie constitutionnelle ; à mesure que la contradiction de cette foi et des vérités scientifiques apparaît aux têtes éclairées, celles-ci s’en détachent, puis, par degrés, tous les adultes ; mais on l’enseigne toujours aux enfants, et avec d’autant plus d’énergie qu’il y entre moins de conviction[2]. Tout le monde sent aussi, dans un pays, que la paix sociale exige un gouvernement, et qu’un gouvernement a besoin d’un certain minimum de prestige. Son prestige est d’abord fondé sur des superstitions et des légendes po-

  1. Partout et toujours, la victoire est aux optimistes, aux peuples comme aux individus qui croient a priori la vérité belle et la vie bonne. Toute l’antiquité classique a eu des dieux souriants ; l’Égypte elle-même, la plus grave des nations anciennes, a foi dans le triomphe final de la lumière sur les ténèbres, et le règne du bien. Or, pour s’assurer que l’optimisme est une erreur, il suffit, ce me semble, de songer à la durée infinie des temps écoulés. La vie universelle est une recherche inquiète. Mais qu’est-ce qu’un but toujours poursuivi et jamais atteint, après une quasi-éternité de tâtonnements, si ce n’est une chimère ? et qu’est-ce qu’une poursuite sans but, si ce n’est la pire des malédictions ? La durée même de l’univers atteste donc l’impossibilité de son heureux dénouement. Dire que le monde est un groupe immense et une éternelle série d’évolutions suivies invariablement de dissolutions, c’est dire que tout n’est, dans toute existence, qu’espérance et déception, flux incessant d’espoir suivi d’un reflux inévitable. Et il est bien tard pour supposer qu’il surgisse jamais enfin, au milieu de tout cela, quelque effort réussi, quelque élan non trompeur, quelque volonté non décevante !
  2. La position de l’Église officielle, en Angleterre, est particulièrement fausse. L’évêque de Rochester se félicite de voir « que l’Église anglicane devient chaque jour plus large et plus libérale ». Mais Goblet d’Alviella se demande « comment des esprits sincères arrivent à concilier cette largeur de vues avec l’admission des doctrines qui servent de base officielle à l’établissement. Il est, en effet, de toute évidence que les idées actuelles de l’Église large sont en désaccord avec l’esprit, sinon avec la lettre des 39 articles. »