Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
137
TARDE. — problemes de criminalité

sements fréquents du fond de leur pensée. Être droit et adroit (comme l’était Duclos, d’après Rousseau), c’est l’idéal social ; mais c’est presque la quadrature du cercle.

Somme toute, il semble bien, d’après la statistique des délits, que les influences contraires à la sincérité l’emportent aujourd’hui. Mais, à première vue, il paraît assez difficile de comprendre que la vérité se répande pendant que la véracité diminue, et que la sécurité soit en progrès pendant que la bonne foi est en baisse. Mais la sécurité qui augmente dans les pays en train de se civiliser est celle qui se fonde sur le jeu plus régulier des institutions mues par des courants plus forts d’opinion falsifiée plus ou moins, et non sur le caractère plus inaltérable des personnes, étayé de traditionnelles erreurs et de grands espoirs illusoires. Inutile d’ajouter que la confiance personnelle ne saurait diminuer au delà d’un certain point sans porter atteinte à la confiance impersonnelle même. — Puis, si la vérité, péniblement extraite, péniblement lancée, par une faible élite de chercheurs sincères, infime minorité, parvient à se faire jour de plus en plus au milieu de cette épaisse atmosphère de fausses nouvelles de déclamations intéressées, de boniments qui remplissent chaque jour 99 feuilles imprimées sur 100, c’est que les mensonges contradictoires doivent s’entre-détruire enfin et les vérités mutuellement confirmées leur survivre. C’est aussi parce que, le besoin de n’être pas trompé par autrui se développant encore plus que le besoin de tromper autrui, les agences créées pour répondre au premier se multiplient. Mais le métier, l’intérêt de celles-ci est de renseigner exactement ; elles n’ont donc pas le moindre mérite en général à ne pas mentir. Pour apprécier le progrès ou le déclin de la sincérité publique, il faut n’avoir égard qu’à la proportion des personnes qui ne mentent pas, parmi celles qui y ont intérêt. Du reste, les informations de plus en plus exactes et nombreuses qui viennent de toutes parts à l’homme civilisé, et de ses livres, et de ses journaux, et de ses amis, ne sont que la matière première de ses trames fallacieuses, théoriques ou pratiques, filets qu’il cherche à jeter sur le public ; et plus la matière est riche, plus le tissu se déploie. Le public, au surplus, quoiqu’altéré d’informations, de faits exacts et précis, est affamé d’illusions, d’idées rassurantes ou flatteuses ; et on lui sert ce qu’il demande. — Il est remarquable que l’homme — voire l’enfant naît — à la fois très porté à croire tout ce qu’on lui dit et à ne pas dire ce qu’il pense. Rien n’est plus encourageant pour l’esprit de mensonge que cette double disposition primitive.

« Le soleil ni la mort, dit La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder en face. » On dirait qu’il en est de la vérité comme du soleil et