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assimilons les uns aux être sincères autres, donc, plus nous devons être portés à être sincères. — Mais, d’autre part, la civilisation, sous divers rapports, nous pousse en un sens opposé. D’abord, en substituant le régime industriel et commercial au régime militaire, elle affaiblit le courage : il en faut pour être véridique en toute occasion[1] ; et elle stimule la cupidité, qui multiplie les prospectus fallacieux, les falsifications et les ruses de toute sorte. Je renvoie au virulent chapitre de M. Spencer à ce sujet, témoin d’autant moins suspect qu’on sait sa prédilection pour l’industrialisme. Il est à propos de remarquer que le progrès de la prévoyance, lié au changement dont il s’agit, contribue à développer le calcul et la ruse. — En second lieu, les luttes politiques ont succédé aux querelles religieuses, les conflits d’intérêts aux conflits de convictions, les faiseurs aux confesseurs, la préoccupation du succès quand même à celle de la fidélité à tout prix. L’intelligence, regardée comme l’art de n’être jamais dupe, se développe de la sorte aux dépens du caractère, qui consiste à ne leurrer personne[2].

En troisième lieu, l’émancipation des esprits hors du dogme a multiplié les principes et les programmes individuels, d’où résulte un besoin croissant d’expédients et de transactions pour permettre à tant d’ennemis de vivre ensemble. Enfin, sur toutes les âmes faussées ainsi s’étend le maquillage obligatoire de la politesse, ce signe distinctif des peuples très anciennement civilisés, et d’autant plus trompeurs, tels que les Chinois. Où n’ira point l’hyperbole des nécrologies, par exemple, cette hypocrisie dont la suppression serait un scandale ? Si les Alcestes deviennent de plus en plus rares, c’est que la franchise est une cause d’insociabilité toujours croissante. La multiplication des rapports personnels, et, par suite, des conversations, développe la médisance, et la médisance la duplicité. En effet, si l’on se faisait une loi dans le monde de ne point serrer la main ni faire bon visage à quelqu’un dont on vient de dire du mal, on finirait par se brouiller avec toutes ses connaissances. À l’opposé, il y a des gens qui disent du bien de tout leur prochain, et dont la bienveillance universelle ne saurait non plus se soutenir sans dégui-

    leurs rapports mutuels, les paysans sont-ils moins probes et moins sincères que les hommes d’affaires entre eux ? Il est bien possible qu’ils le soient davantage.

  1. Il y a néanmoins des mensonges hardis liés à l’esprit d’audace et d’aventures ; exemple, les Américains.
  2. On peut rattacher au développement de la vanité la disposition si fâcheuse du public moderne à faire cas de l’intelligence à peu près exclusivement, et à mépriser presque la moralité non intelligente. Il est de fait que les gens vaniteux, esclaves de la mode et détachés de la tradition, sont les plus portés à cette admiration exagérée du succès intellectuel, superficiel et retentissant.