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TARDE. — problemes de criminalité

écho, le jury. — Il y a donc lieu de croire, d’après l’augmentation numérique des vols, des escroqueries, des fraudes commerciales et conjugales, à notre époque, que le blâme du public à cet égard est de moins en moins rigoureux et que, sans ce relâchement de l’opinion, le chiffre de ces délits serait encore plus élevé.

Nous pourrions déjà nous permettre de conclure, ce semble, qu’il est peu de vérités historiques démontrées au même degré que l’universalité et la nécessité du mensonge, plus ou moins transformé d’ailleurs et raffiné. Si l’on observe qu’il y a deux manières de mentir, d’abord dire ce qu’on ne pense pas, puis dire ce qu’on pense avec un accent de conviction profonde qui masque un doute subsistant, on verra qu’il n’arrive pas une fois sur dix à un homme, même à un homme de science, de parler sans mentir. Concevez, par hypothèse, un État où tout le monde sans exception, le prêtre dans sa chaire, le journaliste à son bureau, le député ou le ministre à la tribune, le courtier électoral dans la campagne, le père et le mari dans sa maison, dirait, écrirait, imprimerait exactement ce qu’il pense et comme il le pense, et voyez s’il y a une seule des institutions sur lesquelles la société repose, famille, religion, gouvernement, qui pourrait, en l’état actuel des mœurs et des esprits, se soutenir un jour. Est-ce surprenant, quand on sait qu’il n’y a peut-être pas un système philosophique même qui ne s’appuie sur force entorses à la vérité des faits ?

Mais la question est de savoir si la marche de la civilisation tend nécessairement, malgré l’humiliante constatation qui concerne le temps présent, à développer l’esprit de mensonge, ou au contraire à l’affaiblir. Il y aurait ici des causes multiples à isoler. D’un côté, le progrès des sciences, l’extension du contrat, qui, comme le remarque Sumner-Maine, devient de plus en plus la forme juridique propre à notre époque, enfin le nivellement social, tendent à fortifier les goûts et les habitudes de véracité. Quant à la dernière cause signalée, remarquons, en effet, qu’on est disposé à mentir aux gens, toutes choses égales d’ailleurs, en raison de la dissemblance qui nous sépare d’eux on ment avec moins de scrupules à un enfant qu’à un homme fait, à une femme qu’à un homme comme soi, à un étranger qu’à un compatriote, à un sauvage qu’à un Européen[1]. Plus nous nous

  1. Réciproquement, le sauvage ment bien plus aisément à l’Européen qu’au sauvage son compatriote ; d’où est venue cette réputation très imméritée d’effrontés menteurs que nos voyageurs ont faite aux indigènes des îles ou des autres régions non civilisées, par eux visitées rapidement. — Si nos paysans aussi sont réputes pour leur mauvaise foi, à tort selon moi, n’est-ce pas parce qu’on les juge d’après leurs rapports avec d’autres classes, avec celle des hommes d’affaires notamment, qu’ils ne se font guère scrupule de tromper ? Mais, dans