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pendant une guerre, ne s’est cru tenu en conscience à tronquer des dépêches, à publier des bulletins mensongers, à nourrir d’erreur l’enthousiasme militaire de son pays ? Combien de pères libres penseurs se croient obligés à envoyer leur fils, leur fille tout au moins, au catéchisme ! On dit bien aux enfants, en les trompant, qu’il faut toujours dire la vérité ; mais ils ne tardent pas à s’apercevoir que cette soi-disant règle souffre d’innombrables exceptions et est généralement violée chaque fois qu’elle est en conflit avec un intérêt majeur de la vie individuelle ou sociale. L’art d’aimer, avec ses compliments aussi faux que ses serments, c’est l’art de mentir, si j’en crois Ovide ; l’art de gouverner, de même, si j’en crois Machiavel. Y a-t-il jamais eu un succès sérieux en amour sans tromperie, en politique sans calomnies, en religion sans hypocrisie, en diplomatie sans perfidies, en affaires sans roueries, en guerre sans guet-apens ? Y a-t-il jamais eu de grande gloire sans un peu de charlatanisme ? Il y a des cas où le simple silence quand on est questionné serait déjà une réponse compromettante, et où il n’y a pas la garde ou de milieu entre révéler un secret important dont on mentir hardiment. L’honneur lui-même commande le parjure : il ordonne à l’amant d’une femme de jurer qu’il n’a jamais eu de relations intimes avec elle ; au fils, à la femme, au parent de faire un faux témoignage propre à sauver la vie de l’un des leurs. La morale du monde, en somme, est telle qu’elle défend absolument de mentir, sauf dans les grandes circonstances dont il vient d’être question, et aussi dans les petites, comme lorsqu’on fait répondre par son domestique qu’on est sorti ; en sorte que l’application du précepte se restreint aux occasions qui ne sont ni petites ni grandes, sorte de zone mitoyenne très mal définie et susceptible de se rétrécir indéfiniment. — Chez les civilisés, « si quelqu’un, dit M. de Candolle, dépasse la limite ordinaire des petits mensonges et des indélicatesses, on crie haro, mais la limite est assez vague. » Quoique vague, cependant, elle existe ; mais, ce qui est fâcheux, à mesure que le nombre des fripons augmente, elle se déplace dans le sens le plus favorable à la friponnerie[1] ; car l’opinion, qui établit cette ligne de démarcation entre l’honnête et le malhonnête, est un singulier tribunal, influencé par ceux-là même qu’il condamne, et d’autant plus indulgent pour une espèce donnée de méfaits qu’elle abonde davantage, c’est-à-dire qu’il y aurait lieu d’être plus sévère. Pour preuve, les décisions de son fidèle

  1. Il est vrai qu’à l’inverse, là où le nombre des gens malhonnêtes diminue, cette même limite se déplace dans le sens le plus défavorable à la malhonnêteté. Jugées au point de vue d’un pays d’improbité, les friponneries d’un pays d’honnêteté seraient moins nombreuses encore.