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TARDE. — problemes de criminalité

individuelles dans un milieu rigidement conformiste jusque-là[1], et non précisément à partir des premiers vols ou homicides commis par nos ancêtres animaux, quoique cette dernière étude ait certainement aussi son intérêt. Or, si l’on pouvait remonter ainsi toujours à la source sociale de chaque genre de délit, on verrait que le principe initial de la fermentation dont il s’agit a été l’importation de quelque nouveauté industrielle ou intellectuelle. Il est clair, par exemple, que l’introduction du protestantisme dans les pays catholiques, au xvie siècle, par le trouble profond apporté à l’ancienne foi établie, y a mis deux morales en conflit, au détriment passager de la moralité. Les idées dites révolutionnaires ont exercé la même perturbation de notre temps.

On voit qu’il n’y a pas trop lieu, en somme, de gémir sur l’accroissement de notre délictuosité. Ce n’est pas qu’il convienne de nous rassurer d’après les considérations de M. Poletti, que nous avons autrefois combattu. Mais mon point de vue est encore plus consolant et touche au sien, malgré leur différence profonde. Il s’est trompé, je crois, en se persuadant que la somme du travail déshonnête est liée à celle du travail honnête, et que le rapide développement de ce dernier dans notre siècle explique l’accroissement d’ailleurs bien moindre du premier. Le travail honnête, qui est un ensemble d’actes d’imitation de la majorité, tend à fortifier le conformisme général et ne saurait avoir pour effet de stimuler le travail déshonnête, qui consiste en dissidences. Mais, remarquons-le, chaque nouvelle branche du travail honnête, chaque nouvel affluent de son fleuve est le résultat de quelque invention qui a commencé par être, elle aussi, une dissidence ; et il est possible qu’il y ait un lien entre l’abondance de ces dissidences-là, mères de notre prospérité, et le nombre des dissidences criminelles à notre époque. L’émancipation individuelle pourrait bien être la source des deux. Plus inventive encore et géniale que criminelle[2], mais criminelle peut-être un peu parce qu’elle est géniale, notre fermentation civilisatrice poursuit son cours ; qu’en sortira-t-il ? Espérons !

  1. Le concile de Latran recommande aux évêques de se faire soigneusement dénoncer dans leurs tournées pastorales « les gens menant une vie singulière et différente du commun des fidèles ». Rien ne peint mieux que ce texte le lien établi, dans toute société fixée, entre la coutume et la morale.
  2. On peut se consoler par une considération analogue, du nombre croissant des fous. « On compte annuellement dans l’ancien monde, dit Morselli, environ 300 000 fous, et la majeure partie se trouve en France, en Allemagne et en Angleterre, » justement dans les pays les plus inventifs. Reste à savoir si, dans ces contrées, il éclot chaque année un nombre égal de talents ou de génies pour établir la compensation. Je crains bien que non.