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fréquence insurmontable. Il en serait ainsi, du moins, aussi longtemps que cette société se maintiendrait pure comme sa race, isolée, sans rapports commerciaux ni militaires avec des civilisations différentes formées d’éléments perturbateurs de la sienne. De même, suivant une conséquence qu’on peut tirer de la théorie parasitaire en médecine, un organisme normal, exempt de tout microbe délétère importé du dehors, ne présenterait jamais le moindre bouton, la moindre maladie proprement dite. Mais, avant d’arriver à cet état de pureté idéale, et même pour y arriver, une société en progrès doit multiplier ses rapports extérieurs, renouveler, grossir par des afflux incessants, parfois incohérents, son bagage de découvertes qui suscitent les systèmes et les programmes les plus inconciliables et engendrent un trouble extraordinaire des consciences : d’où une poussée momentanée de délits. Les délits sont en quelque sorte les éruptions cutanées du corps social ; indices parfois d’une maladie grave, ils révèlent l’introduction, par le contact avec les voisins, d’idées et de besoins étrangers en contradiction partielle avec les idées et les besoins nationaux. Voilà peut-être pourquoi, si l’on examine avec soin les diverses cartes de la criminalité et de la délictuosité, soit contre les personnes, soit contre les propriétés, des dé partements français, on sera frappé de voir, dans toutes, les départements du centre, à l’exception des grandes villes, présenter les teintes les plus claires, et les teintes les plus foncées se répartir, au contraire, sur le littoral et en général sur les frontières, c’est-à-dire sur les régions les plus ouvertes aux influences étrangères et aux nouveautés remuantes. Il n’y a d’immunité pour les parties limitrophes qu’en faveur des départements adossés à des montagnes, obstacle naturel aux communications internationales.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, qui demanderait à être confirmée par la comparaison avec les cartes criminelles d’autres pays, n’est-il pas vrai que, pour bien sentir l’importance de la criminalité, il faut, au-dessous des crimes et des délits enregistrés par la statistique, entrevoir, deviner les demi-crimes, les demi-délits, les infractions à l’usage et les violations impunies de la loi, qui pullulent dans les nations en fermentation ? L’embryologie du délit, dont l’école positiviste se préoccupe avec raison, doit être étudiée de la sorte à mon sens, c’est-à-dire à partir des premières et des plus légères dissidences

    d’une passion forte et répandue. Aussi, nous le savons, dans l’Italie septentrionale, le jury, toujours fidèle écho de l’opinion, excuse-t-il plus facilement les vols que les meurtres et montre-t-il une indulgence inverse dans l’Italie du Sud. Le jury français est soumis à des variations du même genre. Au point de vue de l’efficacité de la répression, c’est justement, répétons-le, le contraire qui devrait être.