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TARDE. — problemes de criminalité

En effet, le plus grand progrès de la civilisation consiste à élargir de plus en plus le cercle des devoirs mutuels et des attachements, et ce n’a pas été un fait sans importance dans l’histoire de l’humanité que la découverte d’un moyen solennel d’étendre au delà des limites étroites de la famille les devoirs et les affections de la fraternité. » Cette façon de concevoir le progrès moral comme une suite de découvertes imitées rentre, on le voit, dans mon point de vue général[1]. Elle permet de rattacher intimement le progrès moral au progrès industriel et au progrès scientifique, tous trois dus à des accumulations d’ingéniosités heureuses[2]. Pour chacun d’eux, il faut distinguer entre le faisceau même plus ou moins logique et utile des découvertes, formé spontanément sur divers points du globe, et son succès plus ou moins étendu et profond. La civilisation se saisit du plus cohérent de tous ces faisceaux, et elle a pour effet de resserrer son lien systématique tout en accélérant sa diffusion.

Il est donc bien certain que la civilisation est par elle-même et au sens susdit moralisatrice ; il suit même de là que, poussée à bout, elle devrait avoir pour conséquence la résorption du délit, et dévorer sa criminalité propre en quelque sorte, comme certains foyers leur fumée. En effet, qu’on suppose une société où le double travail d’adaptation et de conformisme, d’accord logique sous deux formes différentes, ait atteint son terme ; où d’une part l’harmonie de tous les éléments qui constituent son type de civilisation soit devenue parfaite, toute contradiction entre les croyances qu’elle embrasse, toute discordance entre les besoins qu’elle nourrit, étant éliminée ; où, d’autre part, la conformité de ses membres les uns aux autres ait fini par exclure toute dissidence ; il est clair qu’on n’y verrait presque jamais éclore un crime ni un délit véritables, c’est-à-dire jugés tels par l’opinion[3], dont l’indulgence, il est vrai, pour certains actes réputés par nous délictueux, se serait adaptée à leur

  1. Voir mon étude sur les Traits communs de la nature et de l’histoire. Revue philosophique, septembre 1883.
  2. Il suffit souvent d’une découverte, même purement scientifique, pour faire tarir la source d’un certain genre de crimes. Par exemple, n’est-il pas bien présumable que les découvertes de la chimie contemporaine ont contribué en majenre partie à la diminution très notable de l’empoisonnement, devenu le crime des ignorants, après avoir été, au xviie siècle, celui des gens du monde ? C’est que ce crime, jadis le plus sûr de l’impunité, est réputé de nos jours le plus dangereux pour le malfaiteur.
  3. Le genre de crime le plus excusé, le moins réputé crime, le moins crime enfin, dans un pays, est précisément celui qui y est le plus usité, à savoir, souvent, le meurtre dans le Midi, le vol dans le Nord. Il fut un temps, sous l’ancien régime, où, le jeu étant devenu une fureur générale, tricher au jeu n’était pas plus déshonorant que l’adultère en tout temps ou, de nos jours, la palinodie politique. Il en est et en sera toujours ainsi de toute malhonnêteté au service