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ondes lumineuses ou sonores, amène toujours le triomphe de quelque forme de civilisation momentanément dominante ; et, par suite de ce nivellement général (européen de nos jours, asiatique à d’autres époques), les membres des différentes nations baignées dans une même atmosphère civilisatrice sont portés à se traiter en compatriotes sociaux, quoique étrangers politiquement ; puis, par habitude prise, ils en viennent à avoir un peu plus d’égards même envers les peuples encore réfractaires à la contagion. L’action continue de l’imitation a fait ce grand progrès moral ; on aurait tort d’y voir l’effet d’une amélioration interne des cœurs et d’un sentiment plus profond de la justice, changement interne qui, s’il est réel, est la suite et non la cause de ce progrès. Si quelque cataclysme anéantissait nos chemins de fer et nos télégraphes et nous en dérobait le secret, si quelque grand mouvement fédéraliste venait rompre en mille morceaux l’unité de nos grands États, et si nous étions ramenés de la sorte à la rareté de communications, à l’isolement local d’il y a trois ou quatre siècles, les mœurs, les idées, les habitudes se particulariseraient dans chaque canton, et avant peu nous verrions peut-être les guerres redevenir féroces comme celles de Trente ans, même sur le territoire européen, les villes pillées, les femmes violées, le tout conforme au droit des gens[1].

De quels bienfaits, même moraux, nous sommes donc redevables aux inventeurs industriels, aux esprits imaginatifs de tout genre qui ont frappé et monétisé des idées ingénieuses et utiles, aussitôt mises en circulation ! En voici une qui, dans son temps, tout étrange qu’elle est, a été sans doute nécessaire pour faire sortir la morale de son berceau familial, le premier cercle où elle a été renfermée, avant même celui de la tribu. Il s’agit de la coutume, en vigueur chez tant de peuples sauvages, barbares aussi bien ou demi civilisés, qui consiste à cimenter une alliance par le mélange de quelques gouttes de sang prises aux divers contractants, lesquels boivent ensuite, en commun cet affreux breuvage. Ce procédé répugnant, dit Tylor, « est digne de respect et d’admiration au point de vue de l’éthique.

  1. Le non-civilisé qui vit isolé dans sa petite corporation y fait monde à part ; l’homme du dehors n’a presque rien d’humain à ses yeux, c’est une proie ; le tuer, c’est faire acte de chasse ; le piller, c’est cueillir une baie sauvage dans un lieu inculte. Pour lui, en effet, sa tribu, sa cité, c’est ce qu’est pour nous la grande famille européenne. Et nous sommes aussi coupables en tuant ou volant un étranger de notre Europe qu’il peut l’être en tuant ou volant un homme de sa cité, de sa tribu. Or sommes-nous plus humains envers les Européens qu’eux envers leurs parents et leurs voisins ? Voilà la question. Quant à nos rapports avec les véritables étrangers pour nous, c’est-à-dire avec les barbares ou les sauvages d’Afrique, d’Amérique ou d’Océanie, encore une fois, on sait ce qu’ils sont : massacre, pillage, abominations de toutes sortes.