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TARDE. — problemes de criminalité

sein des tribus sauvages, comme Tylor l’a indiqué. Seulement, à mesure que la civilisation progresse, le groupe social dont l’opinion s’impose à la conscience de l’individu et constitue sa loi morale va s’élargissant, et le groupe social dont les frontières circonscrivent le champ d’application de cette loi morale, inapplicable en dehors d’elles, s’agrandit plus rapidement encore. — L’écart entre ces deux groupes finit par devenir énorme chez les âmes très élevées dont la moralité, respirée dans le cercle étroit d’une élite humaine (quintessence, il est vrai, de plusieurs grandes nations et civilisations passées ou présentes), leur crée des devoirs envers l’humanité tout entière, envers l’universalité même des êtres vivants. Si, au-dessous d’elles, cet écart est bien moindre, il ne cesse de grandir. Le sauvage ne s’inspire que de sa petite tribu et ne se croit tenu à quelques obligations qu’envers elle et quelques tribus voisines. L’Athénien, avant Socrate, ne comprend l’honnêteté qu’au sens athénien du mot et dans les limites du Péloponèse ou de la Grèce. Le Romain de l’empire, qui reçoit ses inspirations morales de Rome et d’Athènes combinées, étend ses relations morales à toute la romanité. Le chrétien du moyen âge obéit au code moral d’une société déjà très vaste, la chrétienté, et, malgré son horreur de l’infidèle, il se reconnaît des devoirs envers tout le genre humain, parfois même les met en pratique. Trop souvent cependant, à l’époque féodale, les préceptes généraux du christianisme sont singulièrement particularisés et dénaturés dans chaque fief par la tradition locale qui y règne, par les provincialismes moraux pour ainsi dire qui s’y superposent ; et il est rare que le chrétien d’alors se fasse scrupule de tuer ou de piller le musulman et le juif, sinon l’hérétique et le schismatique. Aujourd’hui, le Français, possesseur d’une morale plus complexe encore, à la fois chrétienne, classique et moderne, écho de Rome, d’Athènes, de Jérusalem, de Paris et de toute l’Europe civilisée, se croit obligé de respecter les personnes et les biens des nations demi civilisées, j’allais dire barbares, quoiqu’à vrai dire sa conduite envers les Arabes d’Afrique, les Annamites de Cochinchine et force tribus insulaires atteste un affaiblissement déplorable du sens moral, dès que certaines frontières reculées de race et de civilisation sont franchies.

Maintenant, comment s’est opéré cet élargissement progressif du double cercle concentrique de la morale ? N’est-ce pas par le rayonnement continu des imitations d’homme à homme et la lente assimilation qui en résulte, source de nouvelles sympathies ? Cette propagation ambiante des exemples, aussi nécessaire, aussi constante socialement que l’est physiquement la propagation ambiante des