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grès moral dans le sens de l’humanisation graduelle s’est opéré, c’est malgré la guerre, malgré la concurrence vitale, en vertu de causes internes et non extérieures.

Ces causes internes, puisées dans l’essence même de l’être social considéré comme tel, nous n’aurons pas de peine à les découvrir[1]. Une bonne définition du délit suffira à nous les suggérer. Un acte est-il délictueux, par le seul fait qu’il offense le sentiment moyen de pitié et de justice ? Non, s’il n’est pas jugé délictueux par l’opinion. La vue d’un massacre belliqueux soulève en nous plus d’horreur que la vue d’un seul homme assassiné ; nous plaignons plus les victimes d’une razzia que celles d’un vol ; pourtant le général qui a ordonné cette boucherie et ce pillage n’est pas un criminel. Le caractère licite ou illicite des actions, par exemple du meurtre en cas de légitime défense ou de vengeance, et du vol en cas de piraterie ou de guerre, est déterminé par l’opinion dominante, accréditée, dans le groupe social dont on fait partie. En second lieu, tel acte qui est prohibé par cette opinion, s’il est accompli au préjudice d’un membre de ce groupe ou même d’un groupe plus étendu, devient permis au delà de ces limites[2].

Ce double principe se vérifie aussi bien parmi les civilisés qu’au

  1. Peut-être faut-il, pour une part, attribuer à l’action prolongée de la peine de mort le mérite d’avoir agi en sens inverse de la guerre. « Lombroso, dit Garofalo, ne craint pas d’attribuer la supériorité morale des cours dans notre siècle, relativement au passé, à l’épuration de la race par la peine de mort. La potence, à laquelle ont été conduits chaque année des millers de malfaiteurs, a empêché la criminalité d’être plus répandue de nos jours dans nos populations. Qui peut dire ce que serait aujourd’hui l’humanité si cette sélection n’avait été opérée, si les déliquants avaient pu faire souche, si nous avions parmi nous la progéniture innombrable de tous les voleurs et de tous les assassins des siècles passés ? » Comparer cette remarque avec celle de Garofalo (p. 246). Il attribue aux lois sanguinaires d’Edouard VI et d’Elisabeth d’Angleterre contre les vagabonds et les oisifs, et aux 70 000 pendaisons de vagabonds et d’oisifs qui en ont été la suite (d’après Karl Marx), « la moindre criminalité actuelle de l’Angleterre, comparée au reste de l’Europe. » La considération est sérieuse (car, entendue au sens d’élimination de ce qui nuit, la sélection darwinienne est d’une efficacité bien plus incontestable que comme triage de ce qui est utile). Mais, en même temps que les non-conformistes delinquants étaient éliminés de la sorte par la potence, les non-conformistes inventifs, initiateurs, étaient retranchés et empêchés de se reproduire, soit par le bûcher des hérétiques, soit par le célibat des prêtres et des religieux parmi lesquels se recrutaient presque tous les savants et les philosophes). — Or ne semble-t-il pas, soit dit en passant, qu’après des centaines de siècles de cette double épuration la société moderne sortie de là aurait dû se composer d’individus remarquablement conformistes, conservateurs, traditionnalistes par tempérament ? — Eh bien ! Rien n’y a fait ; une éruption d’invention et de révolution a eu lieu, telle que jamais on n’en a vu de semblable. — Ne dirait-on pas que le fond de l’être vivant est une source de différences toujours prête à se faire jour à travers tous les obstacles, intarissable malgré toutes les machines à épuisement ?
  2. V. Criminologia, de Garofalo.