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TARDE. — problemes de criminalité

mal futur à éviter plus que celle du mal passé à venger est un sentiment très utilitaire, mais peu esthétique, où se montre bien le progrès de la prévoyance qu’il convient de noter après le progrès du désir de bien-être. On est plus calculé, voilà tout. L’amour croissant du plaisir devait se compléter par la crainte croissante de la douleur ou de la gêne. — Je serais donc disposé à trouver les criminalistes italiens trop sévères pour leur propre nation quand le chiffre fort élevé de ses homicides les fait rougir de honte. Il faut songer que la plupart de ces homicides sont imposés par la coutume, comme les duels le sont parmi nous, et que, si les assassins de là-bas sont qualifiés criminels, nos duellistes mériteraient presque autant cette épithète. La vendetta est un assassinat précédé d’une déclaration de guerre, en quoi elle diffère profondément de l’assassinat véritable et est une guerre ou peu s’en faut. « Il y a plus d’assassinats en Corse qu’ailleurs, disait Mérimée, mais jamais vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. » On en pourrait dire autant de l’Italie et de ses meurtres impétueux. Remarquons que, si les homicides y abondent, les infanticides y sont rares. En 1880, j’y compte 82 crimes de ce dernier genre, contre 184 commis en France, quoique la proportion des naissances illégitimes soit plus forte chez nos voisins.

Non, si les mœurs se sont adoucies, ce n’est pas que les âmes soient devenues meilleures. On a essayé de montrer[1] que, à l’opposé de ses effets, réels ou prétendus, dans le monde animal, la concurrence pour la vie a pour résultat dans nos sociétés commerçantes de faire survivre les plus faibles, les plus mal doués, les plus paresseux. C’est contestable ; mais il est certain que la lutte militaire a eu pour conséquence, en temps de civilisation comme en temps de barbarie, le triomphe des nations les plus dures, les plus avares, les moins scrupuleuses. Combien le vaincu l’emporte presque toujours en moralité sur le vainqueur : l’Égyptien sur l’Hyczos, le Grec sur le Romain, le Gallo-Romain sur le Germain, l’Anglo-Saxon sur le Normand de Guilhaume, l’Arabe sur le Turc, le Chinois même sur le Tartare ! J’en dirai autant de la lutte politique, où l’avantage, cœteris paribus, est au plus affranchi de toute règle morale. Il en est ainsi depuis l’Inde — où, d’après Lyail, les clans purs et honnêtes des Radjpoutes, par exemple, sont refoulés par les clans impurs tels que les Minas, refuge d’aventuriers, et le seraient bien davantage sans la domination anglaise qui s’interpose — jusqu’à notre Europe, où le pouvoir passe aux mains des agents électoraux. — Si donc un pro-

  1. Voir Loria, Carlo Darwin e l’Economia politica.