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TARDE. — problemes de criminalité

vers des vicissitudes infinies. J’inclinerais donc à penser que, dans le passage de la sauvagerie primitive à la barbarie consécutive, il y a eu, sinon une profonde et complète démoralisation, comme le suppose M. de Candolle, qui invoque des vraisemblances sérieuses, du moins une forte poussée de cruauté et de bravoure à la fois, qui a dû multiplier les homicides. C’est donc, non dans le passé le plus reculé, mais dans l’âge héroïque d’un peuple qu’il faut placer l’apogée de sa criminalité violente ; et, quand Lombroso nous dit que les crimes de sang sont un retour à l’état sauvage, nous devons lui accorder seulement qu’ils sont une réminiscence de la barbarie.

Maintenant, dans le passage de la barbarie à la civilisation, une moralisation réelle a-t-elle lieu ? M. de Candolle le croit, il y aurait fort à dire à ce sujet[1]. Tenons-nous-en à un réel adoucissement des mœurs, ce qui est une amélioration sociale, sinon morale, incontestable. Le fait est certain, malgré le stationnement numérique des assassinats, qui, dans notre siècle, ne paraissent pas diminuer beaucoup. En y regardant de près, on voit que, de nos jours, la criminalité violente, tout en se maintenant, se localise, se réfugie dans les bas-fonds des villes, cale infecte du vaisseau négrier de notre civilisation, sous-sol étranger au reste du bâtiment. Cela est évident à la vue des courbes graphiques par lesquelles M. Bournet, par exemple, représente les accusations urbaines soit contre les personnes soit contre les propriétés, comparées aux accusations rurales. Les villes deviennent les exutoires criminels des champs. Elles les écument moralement pendant que, intellectuellement, elles les écrèment. D’ailleurs, c’est un laps de temps considérable qu’il faut embrasser pour être frappé du phénomène en question. Les pays de vendetta, la Corse et l’Italie méridionale, peuvent être considérés à cet égard comme des îlots de barbarie survivante au milieu de notre civilisation, quoique de plus en plus envahis par sa marée ascendante ; or, par le chiffre extrêmement supérieur de leur criminalité vindicative et sanguinaire, autant que par le chiffre extrêmement inférieur de leur criminalité voluptueuse et astucieuse, ils forment avec les pays tout à fait modernisés un parfait contraste.

Mais est-ce par suite d’un progrès de la pitié que les homicides ont relativement diminué ? Non, pas plus que l’augmentation des vols, des abus de confiance, des faux, n’est due précisément à un

  1. Même en admettant que la civilisation moralise, elle est de date si récente qu’on peut se demander si elle a eu seulement le temps de détruire l’œuvre démoralisatrice, nous dit-on, de la longue période antérieure, et de nous ramener au niveau moral de nos premiers aïeux. — Ce qui est certain, c’est la transformation des mœurs et de la morale.