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difficile et si dangereuse, la politique. Il faut pourtant, pour y réussir, une vocation décidée et de maîtresses aptitudes. Cette profession a des secrets, des difficultés, que l’étude peut seule découvrir et la bonne volonté surmonter. Il faut avoir examiné tous les rouages de l’État, connaître à fond ce qu’un grand homme d’État voulait, après Comte, vulgariser chez nous, « la politique scientifique ». Pas de question plus importante que l’éducation de l’homme d’État. Voici, du reste, les principaux traits dont se compose son intéressante physionomie.

L’artiste de la politique est celui qui s’érige, par amour du bien public, en représentant et en instrument toujours disponible du droit. Grâce à lui, le droit politique passe de la phase irréfléchie à la vie réfléchie. Il doit pourtant ne jamais perdre de vue le faire vulgaire qui s’exerce, inconsciemment, de fait et de droit, sur l’exécution de l’œuvre totale. Les conflits entre la théorie et la pratique naissent précisément de ce qu’on ne sait pas donner la valeur qu’elle a, et rien de plus, à cette politique irréfléchie. L’effet total de l’histoire est toujours un composé de déterminations en rapport avec la nature et la direction des forces sociales. L’homme qui fait l’histoire ne doit jamais laisser d’influer activement sur cette force immense. Sa mission consiste avant tout à tâter le terrain social, à savoir quelles sont les opinions prédominantes, et, les connaissant, à appliquer, dans la mesure du possible, et à l’heure opportune, les idées qu’il croit salutaires et bonnes. Il doit savoir aller de l’avant, sans cesser d’être avec ceux qui le suivent. Il doit chercher à diriger, au sein et en dehors du gouvernement, la vie politique du peuple. Sa préoccupation suprême, ce n’est pas d’avoir un programme, mais de faire que ses idées de raison constituent peu à peu le fond des croyances populaires. Il lui faut conquérir le peuple et tâcher de le rendre de plus en plus réfléchi. Ses principes, d’ailleurs, doivent apparaître à son esprit avec la même clarté que des axiomes. Si le peuple, qui ne juge les faits et les idées que d’après les derniers résultats, d’après l’impression que lui font les choses qui le touchent de plus près, découvre en qui le dirige le doute ou le défaut d’énergie, il entre en défiance, ou, ce qui est pis, il perd la notion du juste, pour lui indiscutable, et il devient une proie facile pour l’ambitieux sans scrupule et le sceptique impuissant. Est-il nécessaire d’ajouter que, si la fin de l’artiste politique doit être rationnelle, elle doit être poursuivie avec enthousiasme et pureté ? Un tel homme est un organe qui n’a pas le droit de travailler pour lui seul, mais qui doit travailler pour l’intérêt de tout l’organisme.

Bernard Perez.