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ANALYSES.p. radestock. Le génie et la folie.

tuels, et cela suffirait peut-être pour expliquer comment on rencontre fréquemment quelque maladie mentale chez les hommes supérieurs. Enfin nous pouvons bien remarquer, puisque l’auteur nous y invite lui-même, que quelques-unes de ces anecdotes ne sont peut-être pas indiscutables. Il n’hésite pas ici à mettre en doute les récits sur la mort de Lucrèce et sur les hallucinations de Napoléon, mais plus haut il les citait lui-même pour faire nombre.

La deuxième partie du livre est plus originale et, à mon avis, plus intéressante, elle contient une foule d’observations psychologiques très délicates qui montrent une ressemblance quelquefois étonnante entre la conscience de l’homme de génie au moment où il invente quelque œuvre nouvelle et celle de l’aliéné au milieu de ses divagations. Les sensations de l’homme de génie sont particulièrement exaltées dans la sphère de son activité, il suffit de signaler la délicatesse des musiciens et des peintres quand ils distinguent des sons et des couleurs ; on connaît les hyperesthésies des fous et les changements qu’ils présentent dans leurs réactions contre le monde extérieur. Les grands savants, les hommes de génie sont maladroits dans la vie pratique, ils vivent trop dans le monde de leurs pensées, et leurs distractions sont légendaires ; Esquirol remarque que l’on trouve aussi de la distraction dans la folie ; le mélancolique ne se trouve pas à sa place dans le monde réel, il va facilement vers ce qui est d’accord avec sa pensée délirante et demeure aveugle pour tout le reste. La puissance de la mémoire et de l’imagination est extrême chez les hommes de génie et chez les fous : on connaît la mémoire de Goethe, de Beethoven, de Mozart, d’Horace Vernet ; les souvenirs étaient chez eux assez forts pour devenir de véritables hallucinations analogues à celles des fous. Le poète réalise au dehors sa propre pensée dans des personnages imaginaires et il pleure sur leur sort, de même le fou lutte avec sa propre pensée qu’il entend au dehors. La suite des représentations est changée dans la folie, plus lente dans la mélancolie, accélérée dans l’exaltation ; chez l’homme de génie, de même le cours des idées est tantôt plus lent, tantôt plus rapide dans le feu de la composition. Les associations sont singulières et anormales chez l’un et chez l’autre, les pensées les plus éloignées les unes des autres sont facilement réunies, des souvenirs oubliés sont tout à coup réveillés, et toutes ces associations paraissent involontaires comme dans un rêve. En effet, la conception du génie a bien des caractères du rêve : on y retrouve la même insensibilité aux impressions extérieures, tandis que la faculté d’association paraît exaltée. Les sentiments et la volonté changent rapidement ; d’ailleurs la volonté est toujours faible chez l’homme de génie comme chez le fou. Les grands hommes ne produisent pas leurs œuvres quand ils veulent, mais tout d’un coup, pendant un dîner, pendant un voyage, l’inspiration les saisit comme un accès de fièvre qu’ils ne comprennent pas. « J’ai fait cette œuvre, dit Goethe en parlant de Werther, inconsciemment, comme un somnambule, et je m’admirais moi-même quand je la relus. » En effet, pour compléter