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intellectuelle à l’éducation morale. Ainsi l’abbé de Saint-Pierre, à qui Rousseau a emprunté quelques-unes de ses idées en cette matière, donne à l’éducation comme but principal le bonheur, comme moyen principal la prudence, c’est-à-dire la connaissance de nos intérêts réels. « Ceux qui président à l’éducation font, dit-il, un très mauvais choix d’employer dix fois trop de temps à nous rendre savants dans la langue latine, et d’en employer dix fois trop peu à nous donner une grande habitude à la prudence. » Enfin, dans Rousseau lui-même, l’éducation intellectuelle est presque entièrement sacrifiée à l’éducation physique et morale. Jusqu’à douze ans, Émile doit être un parfait ignorant, mais il a développé son corps et exercé ses sens. De douze à quinze ans seulement, il étudie l’astronomie, la géographie et les sciences avec discrétion, sans le secours des livres ; mais en revanche il apprend un métier manuel. De quinze à vingt ans, il s’initie à la morale et à la religion, et ce n’est qu’aux approches de la vingtième année qu’il étudie l’histoire dans Plutarque et l’éloquence dans Démosthène et Cicéron. La pédagogie de Rousseau est donc exclusivement morale ou peu s’en faut : il est même curieux de constater qu’une des doctrines qui a exercé la plus profonde influence sur l’éducation est presque muette sur l’instruction proprement dite. M. Compayré en fait un reproche à Rousseau et aussi à Duclos, qui partage son opinion sur ce point. « On trouve parmi nous, disait Duclos, beaucoup d’instruction et peu d’éducation. » Mais, au fond, n’est-ce pas le reproche contraire qui est de nos jours le principal argument des adversaires de l’Université ? Ce qu’ils lui reprochent en effet avec plus ou moins de bonne foi, c’est de subordonner entièrement l’éducation à l’instruction. Volontiers ils diraient avec Duclos en parlant de ses élèves qu’on trouve parmi eux beaucoup d’instruction et peu d’éducation. Et nous avons déjà vu que pour les Jésuites l’instruction n’est, en quelque sorte, qu’un paravent destiné à cacher le lent et sourd travail que l’éducation opère dans les âmes. Ici encore se fait sentir la nécessité d’un principe qui permette de déterminer avec certitude et précision quelle peut et doit être la tâche propre du maître dans l’œuvre si complexe de l’éducation totale.

Une autre préoccupation se fait jour vers la fin du dix-huitième siècle. On commence à comprendre que l’éducation doit avoir un but social, et qu’il faut que les maîtres soient de leur temps, de leur pays, pour ne point élever les jeunes générations dans l’ignorance ou dans la haine des institutions nationales. Déjà Helvétius attribue les vices de l’éducation à l’opposition des deux puissances spirituelle et temporelle qui prétendent la diriger. « Il y a entre l’Église et l’État