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Voici pourtant, en fin de compte, ce qui nous est dit du fabuliste et de ses opinions sur la bête et sur l’homme. M. Kulpe lui pose successivement ces deux questions : 1° Quelle différence y a-t-il entre l’âme des bêtes et l’esprit humain ? 2° En quoi consiste l’instinct de l’animal ? — Sur le premier point, il plaît à M. Kulpe d’accentuer dans le sens dogmatique les passages où le poète essaye de définir cette âme céleste qui nous distingue des animaux. Ne convenait-il pas au contraire de noter la discrétion avec laquelle s’exprime La Fontaine :

                          …ce trésor à peine créé
Suivrait parmi les airs les célestes phalanges,
Entrerait dans un point sans en être pressé.

Et le Bonhomme ajoute, comme pour mieux marquer qu’il croit à ces vérités plutôt qu’il ne les voit clairement :

Choses réelles, quoique étranges.

Quant, à la nature de l’instinct, l’auteur estime que La Fontaine l’a gravement méconnue. D’abord le fabuliste a le tort d’imputer à l’intelligence de la bête des faits dont l’instinct est la seule cause, et il est ainsi amené à mettre par endroit l’animal au-dessus de l’homme : il ne voit pas que la perfection qu’on remarque dans certains actes de la bête tient à ses instincts spécifiques, qui dépendent eux-mêmes de ses organes, parfois bien supérieurs aux nôtres ; mais que, lorsqu’elle agit d’après son expérience individuelle et qu’elle fait preuve d’intelligence, elle est susceptible d’errer ; que, sous ce rapport, les animaux de même espèce diffèrent sensiblement entre eux, et qu’il n’y a plus lieu d’exalter la bête à nos dépens. De plus, La Fontaine attribue aux animaux des traits d’industrie que M. Kulpe, assez témérairement, traite d’imaginations pures, par exemple l’établissement d’avant-postes dans les guerres qu’ils se font. Enfin le poète n’a pas compris que l’animal est incapable d’abstraire, de compter, de raisonner, et que ses opérations mentales les plus compliquées se réduisent toujours à une association d’images et de sensations. M. Kulpe, au surplus, veut bien excuser notre fabuliste de s’être mépris dans un sujet où plus d’un philosophe de profession s’est embrouillé. Peut-être y avait-il lieu de remarquer à ce propos que La Fontaine, par sa double tendance à voir l’homme dans la bête et la bête dans l’homme, devait être naturellement porté à abaisser les barrières qui séparent l’un de l’autre.

Ces barrières toutefois, il est loin de les avoir supprimées. D’une part, dans la fable Les deux rats, le renard et l’œuf, il semble attribuer à l’âme humaine un pouvoir de réfléchir sur soi et une indépendance vis-à-vis de la matière, par où elle se distingue de cette âme inférieure, de cet « esprit-corps » que nous avons en commun avec l’animal. D’autre part, ne faut-il pas reconnaître avec M. Kulpe, mais sans appuyer comme il fait, que La Fontaine est de ceux qui ont le vif sentiment de la diversité des êtres ? Pour lui, la plante, à la différence du