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Th. ribot. — la mémoire comme fait biologique.

tement en faveur de la théorie de l’évolution. De ce point de vue, et de celui-là seul, on comprend la nature de la mémoire ; on comprend que son étude ne doit pas être seulement une physiologie, mais encore plus, une morphologie, c’est-à-dire une histoire de ses transformations.

Reprenons donc la question au point où nous l’avons laissée. Une acquisition nouvelle de l’esprit plus ou moins complexe est ravivée pour la première ou la seconde fois. Ces souvenirs sont les éléments les plus instables de la mémoire, si instables que beaucoup disparaissent à jamais. Tels sont la plupart des faits qui se représentent à nous tous les jours, à toute heure. Quelque nets et quelque intenses que soient ces souvenirs, ils ont un minimum d’organisation. Mais à chaque retour, volontaire ou involontaire, ils gagnent en stabilité ; la tendance à l’organisation s’accentue.

Au-dessous de ce groupe de souvenirs pleinement conscients et non organisés se trouve le groupe des souvenirs conscients et à demi organisés, par exemple, une langue que nous sommes en train d’apprendre, une théorie scientifique ou un art manuel que nous ne possédons qu’à demi. Le caractère très individuel du premier groupe s’efface ici ; le souvenir devient de plus en plus impersonnel : il s’objective. La localisation dans le temps disparaît, parce qu’elle est inutile. Çà et là, quelques termes isolés ramènent avec eux des impressions personnelles qui les localisent. Je me souviens d’avoir appris tel mot allemand ou anglais, dans telle ville, dans telle circonstance. C’est comme une survivance, une marque d’un état antérieur, une empreinte originelle. Peu à peu, elle s’efface, et ce terme prend le caractère banal et impersonnel de tous les autres.

Cette connaissance d’une science, d’une langue, d’un art s’affermit de plus en plus. Elle se retire progressivement de la sphère psychique, pour se rapprocher de plus en plus de la mémoire organique. Telle est pour un adulte la mémoire de sa langue maternelle.

Au-dessous, nous tombons dans la mémoire complètement organisée et à peu près inconsciente : celle d’un musicien habile, d’un ouvrier rompu à son métier, d’une danseuse accomplie. Et pourtant tout cela a été de la mémoire au sens rigoureux et ordinaire du mot, de la mémoire pleinement consciente.

On peut descendre plus bas encore. L’exercice de chacun de nos sens (voir, palper, marcher, etc.) suppose une mémoire complètement organisée. Elle fait si bien corps avec nous que la plupart des hommes n’ont jamais soupçonné en quelle mesure tout cela est acquis. Il en est de même d’une foule de jugements de la vie commune. « Personne ne dit qu’il se rappelle que l’objet qu’il regarde a un côté