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g. séailles.philosophes contemporains

Arrivons à la perception externe. Le sens commun n’hésite pas à faire de toutes les sensations des réalités, à mettre la chaleur dans le feu, l’odeur dans la rose. L’analyse et la critique rectifient le sens commun. Dans la perception, il y a un élément purement affectif, la sensation, simple modification du moi relative à notre manière de sentir, et un travail de l’esprit qui coordonne les éléments affectifs. Prenez la sensation qu’il vous plaira, celle de l’étendue par exemple, qui a paru souvent une intuition directe de la réalité matérielle. « La sensation de solidité en fournit la matière, c’est-à-dire les points résistants ; la synthèse de l’esprit y met la forme en en faisant un tout continu. » La science confirme ces conclusions de la psychologie quand elle ramène les forces physiques, son, lumière, chaleur, à des formes diverses du mouvement. La durée est aux événements internes ce que l’espace est aux objets extérieurs : ici encore, nous trouvons des éléments affectifs et un travail de l’esprit qui les embrasse et les coordonne. Des sensations de la vue, du tact, dont l’action synthétique de l’esprit forme le concept d’étendue ; des états intérieurs qu’un travail analogue de la pensée unit dans la durée : telle est la matière de la connaissance. Dès lors, ne sommes-nous pas enfermés en nous-mêmes ? Les matériaux de notre science sont des affections sans rapport avec la réalité, dont le travail de l’esprit semble nous éloigner encore. Gomment dans ce monde intérieur retrouver le monde réel ? L’esprit agit sur les données des sens, mais il agit en esclave et non en maître ; il obéit aux indications de la nature et ne peut rien sur le rapport et Tordre des éléments qu’il coordonne. Les formes des corps ne changent pas à notre gré ; la succession des phénomènes ne peut être intervertie par notre fantaisie ; l’imagination dessine sur le modèle que la nature lui impose. Si l’esprit n’était qu’un miroir, il ne resterait qu’une poussière de sensations ; si l’esprit créait l’ordre des éléments, il serait en présence d’un monde fictif ; le travail synthétique par lequel il arrive aux concepts de l’espace et du temps répond aux relations objectives des éléments et des faits. L’espace et le temps ne sont ni des êtres, ni de simples formes de l’esprit ; ils expriment quelque chose d’objectif, les rapports réels de coexistence et de succession. Ainsi l’esprit paraissait tout faire, et il se trouve qu’il se borne à retrouver l’ordre déjà réalisé par la nature ; il agit, il ne crée pas. Les sensations sont des mots qui n’ont de valeur et de sens que pour nous ; la nature parle une langue qui se transforme en passant par le cerveau de l’homme ; mais ces mots gardent leur rapport réciproque, la phrase n’est pas altérée, et la traduction reste exacte[1].

  1. Tome ii, p. 1-16, p. 119-156.