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a emprunté le principe de M. Darwin. Nous nous contenterons de soumettre à nos lecteurs quelques brèves observations.

Clifford en somme ne fait qu’exposer une hypothèse qui, selon lui, doit expliquer, beaucoup mieux que les doctrines antérieures, l’évolution morale de l’humanité et l’état de conscience des hommes actuels. D’abord on pourrait discuter la valeur d’une théorie qui supprime la morale personnelle. Si un homme était tout seul au monde, n’y aurait-il plus de différence entre ses actes ? le travail et la lutte ne lui paraîtraient-ils plus préférables à un lâche désespoir ? On répondra que ce sont là des effets d’une influence héréditaire qui agirait inconsciemment en lui, même s’il était seul. Mais pourquoi l’instinct social détermine-t-il ainsi des actes au delà de la mesure où ils sont utiles à la société ?

D’une manière plus générale, la morale évolutionniste repose sur deux principes qui sont perpétuellement confondus dans les Essais et qu’il faut distinguer. 1° Le moi social (tribal self) détermine les individus à juger bons certains actes et mauvais certains autres, à aimer le bien et à fuir le mal. 2° La sélection naturelle fait triompher dans la lutte pour l’existence les tribus et les races qui ont su choisir avec discernement le bien et le mal. Ainsi d’une part la formation d’une société est l’origine de toute morale, et d’autre part le développement de cette société est le critérium qui nous permet de juger la valeur de la morale correspondante. Mais ces deux formules sont très différentes, et la première est beaucoup plus douteuse que la seconde. Accordons que le succès d’une race soit proportionnel à sa valeur morale et que sa décadence soit un châtiment de sa corruption. Si la conscience, le sentiment de la responsabilité, le remords, etc., sont nécessaires au progrès social, est-ce une preuve qu’ils soient des créations sociales, qui ne peuvent pas plus exister sans la tribu que la tribu ne peut exister sans elles ? Est-ce vraiment le cas d’appliquer l’axiome : Is fecit cui prodest ?

Allons plus loin : admettons que le système soit fondé pour le passé. Rien ne prouve que nous devions le suivre dans l’avenir. Quand les hommes auront appris par M. Darwin et ses disciples qu’ils sont les jouets d’un moi social qui les fait servir malgré eux à la propagation et au développement de leur espèce, ils essayeront sans doute de triompher de cette influence occulte et illégitime, et à la longue ils en triompheront. On conçoit qu’ils aient travaillé inconsciemment au progrès de leur race en sacrifiant leur intérêt. Mais pourquoi continueraient-ils ce travail consciemment ? Quelque opinion qu’on ait sur le libre arbitre, n’est-il pas certain que l’idée seule de combattre un principe malfaisant sera un mobile suffisant pour réussir dans cette lutte. De Clifford, qui nous commande d’obéir à l’instinct moral, au moi social, on en appellera à Schopenhauer, qui considère comme détestable toute force tendant à perpétuer notre espèce sur la terre. Si Clifford répond qu’il est plus beau, plus noble, plus digne de l’homme de continuer à faire ce que nous appelons le bien, on l’enfermera dans ce dilemme : ou