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delbœuf. — le sommeil et les rêves

réfute lui-même lorsqu’il dit : « Le sentiment d’une sensation actuelle « peut être moins vif que le souvenir d’une sensation qui n’est plus. » D’ailleurs, pourquoi le sentiment faible serait-il placé dans le passé plutôt que le sentiment vif ? Nos perceptions actuelles sont plus ou moins vives, et nous ne les rangeons pas dans l’ordre des temps, suivant le degré de leur vivacité. » Garnier met à néant quelques autres tentatives faites pour expliquer la reconnaissance, et finit par se ranger à l’avis de Thomas Reid, qui y voit un fait simple, un fait indécomposable. Cette conclusion n’est pas justifiée, Garnier aurait dû se contenter de dire que c’était un fait indécomposé. Sa critique autorisait cette négation ; mais, dans le terme indécomposable, il y a en outre une affirmation qui n’est nullement prouvée.

C’est que Garnier, lui aussi, est tombé, comme beaucoup d’autres psychologues, dans une erreur assez naturelle, mais très grave. Il pense qu’une image passée peut revenir à l’occasion de la perception de la même image. « Cette reconnaissance, dit-il[1], peut accompagner une conception, si celle-ci est la représentation d’un objet que nous ayons perçu autrefois ; mais elle peut aussi s’en séparer ; il peut y avoir conception sans reconnaissance, comme dans l’exemple du musicien (qui conçoit quelquefois une mélodie qu’il croit nouvelle, sans reconnaître qu’il l’a déjà entendue), et reconnaissance sans conception, comme lorsque, en présence d’une seconde perception du même objet, il m’arrive de le reconnaître. » Dans plusieurs traités de psychologie, on donne le nom de souvenir simple (que l’on distingue du souvenir par association) à cet acte par lequel on reconnaît avoir eu autrefois la perception actuelle. La même erreur gît au fond de la loi dite de ressemblance, en vertu de laquelle le semblable rappellerait le souvenir du semblable. Ainsi, un portrait vous fait songer à l’original ; à plus forte raison, conclut-on, le fera l’original lui-même. S’il en était ainsi, comme tout souvenir est une. conception, il s’ensuit qu’on devrait avoir en même temps la perception et la conception du même objet. Or c’est ce que nous avons démontré être impossible[2]. La perception efface complètement, en l’absorbant, la conception.

Cependant on ne peut nier que le portrait ne rappelle l’original. Mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on voit qu’il rappelle de l’original non les traits qu’il retrace, mais précisément ceux qu’il ne retrace pas. Par exemple, comme le portrait est immobile et muet, l’on dira qu’on s’attend à le voir gesticuler, à l’entendre parler. Il arrive tous

  1. P. 155.
  2. Nov. 1879, p. 476.