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pente, c’est attendre un certain nombre d’images toutes faites qui se présentent l’une après l’autre, en file, sans secousse. De là, entre la sensation proprement dite et le souvenir, une différence profonde. Toutes nos impressions se rangent par l’habitude en deux classes : les unes ont une intensité plus grande, une netteté de contours, une fermeté de lignes qui leur est propre ; les autres sont plus effacées, plus indistinctes, plus faibles, et cependant se trouvent disposées dans un certain ordre qui s’impose à nous. Reconnaître une image, c’est la ranger dans la seconde des deux classes. On sent alors d’une façon plus faible, et on a conscience de sentir de cette façon. C’est dans cette conscience : 1° de l’intensité moindre d’une sensation, 2° de sa facilité plus grande, et 3° du lien qui la rattache d’avance à d’autres sensations, que consiste le souvenir. Comme un œil exercé distingue une copie d’un tableau de maître, de même nous apprenons à distinguer un souvenir d’une sensation, et nous savons discerner le souvenir avant même qu’il soit localisé dans un temps ou un lieu précis. Nous projetons telle ou telle impression dans le passé avant de savoir à quelle période du passé elle appartient. C’est que le souvenir garde toujours un caractère propre et distinctif comme une sensation venue de l’estomac diffère d’une sensation de la vue ou de l’ouïe. De même, le phonographe est incapable de rendre la voix humaine avec toute sa puissance et sa chaleur : la voix de l’instrument reste toujours grêle et froide ; elle a quelque chose d’incomplet, d’abstrait, qui la fait distinguer. Si le phonographe s’entendait lui-même, il apprendrait à reconnaître la différence entre la voix venue du dehors qui s’imprimait de force en lui et la voix qu’il émet lui-même, simple écho de la première qui trouve un chemin déjà ouvert.

Il existe encore cette analogie entre le phonographe et notre cerveau, que la rapidité des vibrations imprimées à l’instrument peut modifier notablement le caractère des sons reproduits ou des images évoquées. Dans le phonographe, vous faites passer une mélodie d’une octave à une autre selon que vous communiquez à la plaque des vibrations plus ou moins rapides : en tournant plus vite la manivelle, vous voyez s’élever un même air des notes les plus graves et les plus indistinctes aux notes les plus aiguës et les plus pénétrantes. Ne pourrait-on dire qu’un effet analogue se produit dans le cerveau lorsque, fixant notre attention sur un souvenir d’abord confus, nous le rendons peu à peu plus net et le faisons pour ainsi dire monter d’un ou de plusieurs tons ? Ce phénomène ne pourrait-il pas, lui aussi, s’expliquer par la rapidité et la force plus ou moins grande des vibrations de nos cellules ? Il y a en nous tome ix. —1880. 21