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d. nolen. — les maîtres de kant

dans le goût de la beauté physique ? Apprendre à jouir sans préoccupation égoïste des beautés purement matérielles que la nature ou l’art étalent à nos yeux, n’est-ce pas entretenir en son cœur des habitudes de désintéressement, qui se communiqueront peu à peu à nos jugements et à nos actes ?

Mais laissons pour quelques instants la parole à Kant : « Le beau est le symbole de ce qui est moralement bon, et, sous ce rapport, il cause un plaisir qu’on prétend devoir être ressenti par tout autre homme. La sensibilité a conscience d’être par lui, dans une certaine mesure, ennoblie et élevée au-dessus des jouissances purement passives qu’elle doit aux impressions extérieures… Le goût forme comme le passage de l’attrait purement sensible à l’habitude de s’intéresser moralement aux choses… ; il nous apprend même à nous complaire librement aux objets des sens, même sans l’excitation du désir sensible… C’est une disposition de la sensibilité très favorable à la morale que de goûter un plaisir désintéressé, dans la contemplation d’un cristal ou de la riche végétation d’une belle nature. »

Il était réservé à Schiller de féconder avec son génie et son expérience ces vues profondes de Kant, et de protester indirectement, à son tour, contre l’erreur de Rousseau, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité.

Sans doute, Kant n’a pas toujours tenu le même langage. Il paraît en certains passages redouter, pour la pratique du devoir, ce concours de la sensibilité esthétique, dont il vient d’estimer si haut la salutaire influence. Il lui semble parfois que le devoir ne puisse être accompli dans toute sa pureté qu’autant qu’il l’est sans goût, sans amour ; et que sa voix austère ne soit pas suffisamment entendue par l’âme que la beauté morale agite de son saint enthousiasme. Mais nous croyons avec la plupart des commentateurs qu’il n’y a là qu’une exagération de langage, provoquée chez Kant par le désir de prévenir toute confusion entre les excitations fatales du tempérament et des sens, et les libres impulsions de la vertu véritable. En tout cas, nous n’y saurions voir un retour à la théorie de Rousseau sur l’opposition de l’art et de la moralité. Il suffit pour s’en convaincre de lire la lettre qu’il écrivit à Schiller, lors de la publication des Lettres sur l’éducation, etc. « Je trouve, lui dit-il, vos lettres très remarquables, et je vais les étudier pour vous communiquer mes pensées à ce sujet[1]. »

L’apparition de la Religion dans les limites de la raison pure (1793)

  1. Kant’s Werke, t. X.