Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/289

Cette page n’a pas encore été corrigée
279
d. nolen. — les maîtres de kant

vail des autres retranche autant à leur félicité, que la sienne propre s’élève au-dessus de la mesure commune. » C’est que la justice sociale et la justice naturelle sont presque absolument opposées. « Si j’hérite d’un riche, qui n’a gagné sa fortune qu’en pressurant ses fermiers, et que je fasse don de ses biens aux pauvres gens qui les ont amassés pour lui : mon action s’appellera magnanime au point de vue de la justice sociale ; en regard de la justice naturelle, ce n’est qu’une restitution obligatoire, comme tant d’autres. »

À l’exemple de Rousseau, Kant reproche avec amertume à la propriété l’oppression, que la domesticité ou le servage font peser sur les individus. Qu’on ne réponde pas qu’il est chimérique de rêver l’entière indépendance, et que la tyrannie de la nature se fait sentir à tous les hommes, quelle que soit leur condition. Ce joug de la nécessité est beaucoup moins pénible à supporter que la dépendance de l’homme vis-à-vis d’un autre homme. « Il faut une longue habitude pour rendre plus tolérable l’affreuse pensée de la domesticité ; et chacun doit avoir le sentiment que, s’il est bien des souffrances qu’on aime mieux endurer que de risquer sa vie, on ne peut hésiter à préférer la mort à l’esclavage. Tous les maux de la nature sont soumis à des lois qu’on peut connaître, et qui nous apprennent à déterminer la mesure dans laquelle il faut nous en accommoder ou nous y résigner. Le vent qui gronde au dehors me force sans doute de chercher un abri ; mais je puis lui échapper dans un endroit ou dans un autre. Rien ne peut soustraire à la volonté d’un maître ; et la cause de mes tourments n’est intelligente que pour me persécuter avec plus d’art que tous les éléments réunis… Les mouvements de la matière obéissent à des règles déterminées ; ceux de l’homme échappent à toute règle[1]. » L’homme qui sent si vivement le prix de la liberté ne pourrait considérer avec indifférence, encore moins avec faveur, les formes diverses de la servitude politique. Kant n’admet pas, avec Hobbes, que le peuple, en aliénant par le contrat social toute sa liberté au souverain, ait par là même abdiqué tous ses droits. S’il n’a pas le droit de résister par la force, il a celui de penser à sa façon et de faire connaître les idées de réforme qu’il conçoit. Comment le progrès pourrait-il se réaliser sans cela’? « C’est de la volonté du souverain que la réforme doit venir. Mais en fait le souverain n’est jamais la volonté populaire : il faut pourtant que peu à peu cette volonté se fasse jour. Il appartient aux écrivains de mettre le souverain, comme le peuple, en état de connaître les injustices qui appellent une réforme. »

  1. Fragments, passim.