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d. nolen. — les maîtres de kant

radoxales qu’il développe. Le sens commun en est tellement choque qu’on soupçonne volontiers l’auteur d’avoir cherché seulement à faire valoir son talent extraordinaire d’écrivain, à éprouver l’empire de son éloquence, à défier enfin par la nouveauté surprenante de ses idées la rivalité de tous les beaux esprits. » Kant avoue qu’il est obligé de se défendre contre la fascination du génie littéraire de Rousseau. « Je dois lire et relire Rousseau, jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me trouble plus : alors seulement je puis disposer de ma raison pour le juger[1]. »

C’est naturellement dans les écrits composés sous la première impression des livres de Rousseau que la pensée de Kant se montre le plus complètement séduite par les conceptions de l’écrivain français. Les considérations sur le sentiment du beau et du sublime rappellent non seulement les idées, mais le ton, le style même de Rousseau. Il convient d’y rattacher les fragments posthumes, publiés pour la première fois par Schubert sous le titre de Remarques jointes aux considérations sur le sentiment du beau et du sublime. En effet, ces fragments se composent en grande partie des notes que Kant avait ajoutées de sa propre main à un exemplaire interfolié des Considérations. On voit qu’elles ont été écrites sous la même inspiration et vraisemblablement vers la même époque que l’ouvrage lui-même. Ce dernier étant plus connu, nous emprunterons surtout nos citations aux fragments.

La finesse de son sens critique fait comprendre à Kant tout d’abord que le philosophe doit procéder autrement que l’écrivain dans l’étude de la nature humaine. Le disciple de Newton n’a pas de peine à démêler l’insuffisance scientifique de la méthode suivie par Rousseau. Ce dernier part d’un état de nature imaginé à priori pour juger et condamner la société actuelle ; Kant, avant de comparer et de juger étudie l’homme qu’il a sous les yeux et cherche à discerner, sous les dispositions factices ou passagères de sa physionomie présente, les traits essentiels et durables de la nature humaine : « Rousseau procède par synthèse, et commence par l’homme de la nature : je procède par analyse et je commence par étudier l’homme civilisé[2]. » L’opposition de la nature et de la civilisation, à laquelle se ramènent toutes les déclamations de Rousseau contre le luxe, l’inégalité des conditions, l’action corruptrice des arts et des sciences, les vices de l’éducation et des institutions sociales, devient le thème favori des théories anthropologiques de Kant. « Il est nécessaire de voir comment l’art et l’élégance de l’état civilisé prennent naissance, et com-

  1. Kant’s Werke, t. VIII, p, 624-618.
  2. Ut supra, p. 613.