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analyses. — b. saint-hilaire. De la Métaphysique.

Après ce qui a été dit plus haut pour définir une certaine conception, toute moderne, de la philosophie, il serait superflu peut-être de discuter en détail celle que l’auteur expose dans les dernières pages de son livre : la différence ressort suffisamment. Quoi qu’en dise M. Barthélémy Saint-Hilaire, quelque chose est changé dans la philosophie. On devient, même en France, depuis quelque années, difficile avec elle. On ne lui demande plus de trancher les questions, ce qui est facile, mais de les poser d’abord, ce qui l’est moins, d’être le système, la science des ignorances invincibles, la plus science de toutes, parce qu’elle seule détache l’esprit, le redresse et lui donne en quelque sorte une attitude. Sans doute notre époque est fertile encore en amateurs, en philosophes du dehors, qui font du bruit sur le seuil, et le public, un certain du moins, qui aime le bruit, les écoule, leur fait des fortunes quelquefois. Pourvu qu’il ait des faits ou ce qu’il nomme ainsi, et des réponses, il est content et s’inquiète peu de savoir de quoi il s’agit en effet et si les problèmes sont seulement posés. Mais le public qui ne fait que changer d’autel, de la vacuité sonore, bien pensante, à la pédanterie superficielle, prétendue scientifique, n’est pas juge ici, et les vrais juges se réservent : chaque jour les fait plus sévères. Non sans raison.

Plus le flot des connaissances empiriques va montant, plus il devient nécessaire à la philosophie, pour se maintenir, de pousser ses racines, de descendre profondément dans les choses et dans les idées. La surface ne lui appartient pas : elle doit renoncer à suivre sur leur terrain ceux qui se disent ses adversaires et à leur emprunter leurs armes : car ils sont le nombre, et si les armes étaient égales, la lutte ne le serait pas longtemps. Au lieu de se répandre, il faut qu’elle se recueille et se définisse. Les bons esprits, qui n’ont pas peur d’étudier et de réfléchir, que les grosses raisons n’emportent pas, qui ne se laissent ni remuer au bruit des mots, ni séduire au mirage des faits mal aperçus et arbitrairement traduits, ont été de tout temps le petit nombre : ils le sont encore ; mais ce petit nombre a suffi pour que la philosophie vécût. Il faut qu’elle s’en contente aujourd’hui, demain sans doute, comme elle s’en contentait hier. C’est à eux qu’elle doit parler, et leur langage, sans s’inquiéter d’être entendue de la foule ni de répondre au bruit par du bruit. Ce qu’ils demandent, c’est qu’on épargne leur temps, plus précieux chaque jour, qu’on ne leur dise que ce qu’on a bien vu, mieux que les autres, en un ; mot qu’on philosophe vraiment et à fond, pour qu’il en reste quelque chose, s’il est possible.

Jules Lagneau.