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niant la liberté, il n’en fonde pas moins une morale, et la plus pure des morales. De là vient que les philosophies les plus étranges, les plus contraires au sens commun peuvent aussi en admettre une ; autrement dit, que toute spéculation, si osée soit-elle, s’accommode, quoi qu’on en dise, sans inconséquence, de la pratique la plus irréprochable. Il n’est pas jusqu’aux doctrines morales les plus révoltantes dans les principes, qui dans les applications ne restituent à la conscience la plupart de ses droits.

C’est que la philosophie, si elle construit l’esprit idéal pour expliquer l’esprit réel, n’en doit pas moins subir ce dernier. La nature crée l’espèce ; il n’est pas au pouvoir de la philosophie d’en créer une autre pour la remplacer ; mais, dans les bornes et sur le fond de l’espèce, elle crée l’individu libre, subjectivement affranchi par la réflexion. Il s’y détache, et ne s’en détache pas ; c’est une broderie sur une trame donnée, qui recouverte subsiste encore. La nature soutient la philosophie, et la philosophie n’ôte pas la nature. Elle en use, il est vrai, librement avec elle : elle la traite d’apparence, mais d’apparence indéfectible, et pour qui n’en est pas venu, par la réflexion philosophique, à donner une signification précise à l’idée d’apparence en mettant quelque chose dans l’idée contraire, l’apparence qui dure, n’est-ce pas une réalité ?

Ainsi la philosophie, sans arracher de l’esprit la croyance naturelle, le trouble dans sa possession et lui donne la sensation de l’obscur. Elle lui impose en outre de créer son objet, c’est-à-dire tout d’abord sa langue, une langue nouvelle, personnelle comme ce qu’elle doit rendre. De là l’énorme effort que réclame l’invention philosophique, effort semblable à celui que doit faire le mathématicien pour reculer les bornes de la science ; plus grand peut-être, puisque le philosophe n’a pas comme lui à sa disposition un système défini de signes. La forme, le nombre et la mesure sensible lui manquent pour créer ; il faut qu’il crée cependant.

De là résulte aussi la difficulté qu’on éprouve à entrer dans la pensée philosophique d’autrui, j’entends dans une pensée vraiment personnelle. Plus un philosophe est original, profond, systématique, c’est-à-dire plus il s’éloigne des conceptions banales, claires, et presque toujours contradictoires, du sens commun, plus il en coûte d’effort pour l’être après lui de la même manière. Il s’agit de s’approprier sa langue, de retrouver par une patiente divination son point de vue en face de chaque idée, de corriger lentement l’une par l’autre, à mesure qu’on avance, chacune de ces découvertes, jusqu’au moment où tout s’éclaire, vu d’un certain centre où il s’était mis pour embrasser sa pensée. Ce centre délicat, comment l’atteindre, comment le reconnaître, quand au lieu de descendre dans une œuvre pour s’en rendre maître, on se contente d’en parcourir la surface avec le parti pris d’y retrouver ses propres opinions ou de critiquer par le détail, c’est-à-dire par le dehors, la pensée de l’auteur ? Le plus souvent, c’est ainsi qu’on lit les philosophes. Est-il surprenant qu’on ne donne pas la pré-