Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome IX, 1880.djvu/165

Cette page n’a pas encore été corrigée
155
delbœuf. — le sommeil et les rêves


L’ACCUMULATION DE LA FORCE ET LA MÉMOIRE
DANS LA MATIÈRE ORGANISÉE
I. — La sensibilité.

Dans les pages précédentes, j’ai développé le principe de la fixation de la force ; j’ai montré comment, arrêtée et retenue par la matière inerte ou vivante, elle y laisse une marque ineffaçable capable éternellement de provoquer le souvenir. Le phonographe est un remarquable exemple de fixation. Cependant, si la cause première de la mémoire conservatrice est ainsi dévoilée, il reste à caractériser la matière sensible et à expliquer la conservation des traces à travers les phénomènes de destruction, de reconstitution et de reproduction dont elle est le perpétuel théâtre.

En quoi consiste la sensibilité ? À quoi tient la qualité qui nous fait affirmer de tel corps qu’il est » sensible ? On ne saurait le dire. Pourquoi ? Parce qu’on n’est jamais parvenu à créer le sensible avec de l’insensible ; bien plus, parce qu’on n’a même jamais pu observer la formation spontanée du sensible. Pour le définir, on n’a donc pas la ressource de spécifier comment on le fait ou comment il se forme. Pouvons-nous au moins énoncer ce qu’il y a de plus dans le sensible que dans l’insensible ? Nullement. Notre esprit n’a pas commencé par avoir la notion de l’insensible, et n’y a pas ensuite ajouté des prédicats pour obtenir celle du sensible ; il a suivi le procédé inverse. Il a d’abord conçu le sensible en se concevant lui-même, et c’est par abstraction qu’il est arrivé à la conception de l’insensible. Dans le fait, le mot insensible est une pure négation : nous ne parvenons pas à nous faire une idée du mode d’existence de la chose qu’il est censé représenter. Aussi, pour l’enfant, pour le sauvage, pour le superstitieux, toute chose a une âme.

Si telle est notre ignorance à l’égard de la matière et, en particulier, de la matière organisée, comment peut-on espérer de poursuivre la force dans ses manifestations les plus cachées et de déterminer le caractère de cette trace indélébile qui décèle sa présence ? Hélas ! je l’annonce dès l’abord, je serai bien obligé de recourir à des métaphores et à des.analogies ; c’est là d’ailleurs un mal assez général. Que de comparaisons et de figures latentes émaillent le langage scientifique ! Et à quoi servent les mots atome, molécule, polarité, affinité, attraction, répulsion, élasticité, mouvement intérieur, si ce n’est le plus souvent à dissimuler les vastes lacunes que présente le système de nos connaissances ? Pourtant, puisqu’il m’est impossible de mettre des faits et des expériences directes à la place