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traire qui est vrai. Donc la théorie chancelle, n’ayant que cet appui. Comment d’ailleurs accorder une telle importance à l’inégalité de nombre des individus des deux sexes ? Quel lien de nécessité unit leur nombre avec leur nature ? Quoi ! sans cette inégalité numérique, ni l’oiseau mâle ni l’oiseau femelle n’auraient chanté ! N’existaient-ils donc pas avant que la sélection sexuelle leur prêtât une voix ? On avoue qu’ils existaient. Eh bien, s’ils existaient, ils existaient avec leur nature, avec tous leurs attributs essentiels ; ils n’avaient donc que faire de la sélection pour acquérir leur voix, leur couleur, leur forme, tout ce qui fait qu’ils sont eux et non autres, tout ce qui assure leur existence et leurs rapports…

De la lutte pour l’existence. — On affirme que par la lutte pour l’existence, la sélection assure la victoire au meilleur et au plus fort. Mais ces mots n’ont pas été définis. Si l’homme triomphe de l’éléphant, est-ce parce qu’il est plus fort que lui ? La force est-elle le critérium unique de la valeur des êtres ? Admettons-le un instant. D’où vient dès lors que les faibles subsistent ? Pourquoi ne sont-ils pas détruits tous, si la sélection les condamne ? faudra-t-il admettre une sélection du plus faible et du pire, à côté de celle du plus fort et du meilleur ? Mais non ; le système a besoin de la victoire des forts, parce que sans elle il serait immobile et impuissant. La sélection ne produirait rien, si la bataille incessante ne l’aiguillonnait et ne produisait pour ainsi dire à sa place en ne laissant subsister que les forts. Appliquons cela à l’histoire, comme les transformistes eux-mêmes nous y invitent, et nous aurons la maxime bien connue que « Dieu est toujours avec les gros bataillons ».

Hegel a conçu autrement la lutte pour l’existence. « La lutte est partout, dans toutes les sphères de l’univers, parce que, comme dit Hegel, la différence, l’opposition, la contradiction est le rhythme éternel des choses, rhythme auquel rien ne peut se soustraire ni sur la terre ni dans le ciel. Mais ce rhythme ou cette dialectique éternelle et universelle, est bien différente de la lutte pour l’existence des Darwinistes. Car c’est une lutte qui intervient non-seulement entre les forts et les faibles, mais entre les forts eux-mêmes. Et elle a pour raison d’être non pas la suppression des faibles et la conservation exclusive des forts, mais cette unité harmonique et absolue qui engendre, contient et harmonise dans la lutte, le fort et le faible, comme elle engendre, contient et harmonise le plus et le moins, l’attraction et la répulsion, la lumière et l’ombre, la vie et la mort et autres choses semblables. » Les contraires en effet sont inséparables et coéternels ; ils s’expliquent réciproquement l’un par l’autre au sein de la même unité, l’Idée, dont ils sont les éléments.

Ce principe du combat pour la vie, tel que Darwin l’entend, est purement négatif. Il détruit, mais ne crée rien. En tout cas il suppose l’existence, comme la sélection suppose les matériaux de son choix. Et il prouve plus qu’il ne faut, car s’il était appliqué, il n’y aurait plus qu’une espèce, les plus faibles étant anéanties par la plus forte.