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un être moral parce que ses ancêtres éloignés étaient immoraux. Aucune hypothèse sur la nature de l’âme ne modifiera notre certitude en ce qui concerne les faits qu’exprime ce mot[1] ; et ce sont ces faits que nous avons à étudier et à ramener à un ordre systématique. Ce qui pour nous est en question, c’est de savoir quel mode de classification et d’interprétation nous rend le plus capable de régler notre vie. Et cette question ne doit pas être jugée par la rhétorique ; les menaces ne doivent pas détourner de son examen. Vouloir prémunir les gens contre des opinions, non parce qu’elles sont fausses, mais parce que l’on suppose qu’elles peuvent mener au rejet d’autres opinions, c’est un procédé qui n’est pas digne d’un esprit sérieux. L’esprit de recherche qui est sain et moral, est celui qui fait chercher patiemment la vérité, qui fait croire à ce qui semble le plus en rapport avec toutes les autres vérités, et qui fait accepter la vérité même quand elle est le plus triste. L’esprit de recherche qui est immoral et malsain est celui qui souffre que nos inclinations nous dictent nos conclusions, qui nous détourne de tout ce qui menace de troubler nos opinions, et qui nous fait nous attacher à tout compromis qui flatte nos préjugés.

Le matérialisme doit être rejeté parce que sa méthode n’est pas physiologique, non parce qu’il contredit nos aspirations, non parce qu’il est « instinctivement répudié. » C’est un procédé trompeur que de s’en rapporter, comme on le fait habituellement, à l’instinct. Avant qu’on puisse admettre un sentiment pour arbitre dans des questions théoriques, on doit montrer qu’il y est directement impliqué. — Vous pouvez haïr un Juif, haïr un menteur, vous pouvez sentir une répugnance instinctive à l’idée de la musique dans une église, ou l’idée de faire des dettes au delà de ses moyens, mais personne ne soutiendra jamais que votre sentiment a la même justification dans chacun de ces cas, bien que dans chacun il puisse être également fort. Une répulsion instinctive contre le matérialisme (en accordant qu’il y ait un instinct de cette nature), ne pourrait avoir de valeur qu’en supposant que l’instinct est la seule règle de la Vie et de la Pensée. Et comme la culture morale tend précisément à supprimer ces instincts et à les diriger, il est clair que l’instinct n’est pas un arbitre dans les questions scientifiques.

Vue de près, cette répulsion instinctive paraît n’être, la plupart du temps, qu’un reste des vieilles superstitions contre a la recherche des secrets de la nature. » superstition qui fait de la science l’égale de la

  1. « Que l’âme, dit Kant, soit une substance simple ou non, cela nous est tout à fait indifférent pour l’explication de ses phénomènes. » Prolegomena, § 44.