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g. h. lewes. — spiritualisme et matérialisme.

qu’elle est ; mais elle ne nous apprend rien sur le comment de son existence, sur les conditions dont elle est le résultat. Il n’y a que la réflexion et l’analyse qui puissent nous aider en cela ; et elles montrent que dans tout état de conscience, il y a un double aspect inséparable, l’objectif et le subjectif. Elles montrent qu’il y a là, comme partout ailleurs, des faits concrets désignés sous un terme général, auquel une illusion naturelle donne une existence indépendante ; et bien que nous ne croyions plus à une Vertu abstraite, ou à une nation qui ne soit pas l’agrégat de ses membres, nous avons de la difficulté à reconnaître que l’esprit est une abstraction.

Et il y a pour cela une bonne raison. Il n’y a aucune conscience nationale équivalente à la conscience individuelle, parce qu’il n’y a aucune unité nationale qui réponde à l’unité individuelle. Chaque homme peut sentir qu’il est une partie de la nation, et reconnaître que ses actes appartiennent aux actions nationales ; mais il n’y a aucune conscience nationale qui se réfléchisse dans ses actes et qui les guide, comme il y a une conscience humaine qui se réfléchit dans les actes de tout individu et les dirige. C’est sur ce « sens de la personnalité » que le spiritualisme s’appuie. Je ne me sens aucunement disposé à diminuer sa valeur, puisque c’est lui qui a failli me convertir. Mais sans m’arrêter ici à tracer la genèse de cette conscience du moi, il suffit de remarquer que loin d’être un principe premier, elle est un des derniers produits de l’évolution. Elle vient du consensus lentement développé de l’organisme, elle est une synthèse de l’expérience. C’est ce que montrent ces cas anormaux bien connus de ceux qui étudient la pathologie mentale, dans lesquels un trouble de l’organisme conduit à « une double conscience » ou à « un changement de personnalité ». Le malade refuse de reconnaître pour siennes sa propre voix et sa propre personne. « Une idée des plus étranges, dit un des malades de M. Krishaber, mais qui m’obsède, et s’impose à mon esprit malgré moi, c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute, je perds alors le sentiment de la réalité du monde et je ne sais pas si je suis le moi qui pense ou le moi qui exécute[1]. »

Tout en reconnaissant la force de l’argument que le spiritualisme tire du témoignage de la conscience, j’ajouterai simplement que tous les faits trouvent dans l’hypothèse organiciste, une meilleure interprétation ; mais cela ne peut être montré avant que nous ayons essayé de tracer l’évolution de l’idée du Moi.

  1. Krishaber. De la névropathie cérébro-cardiaque, 1873, p. 46. Il y a plusieurs autres cas analogues dans cet ouvrage, ainsi que dans les ouvrages généraux sur la folie. Voir aussi la Revue Philosophique, p. 289.