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e. de hartmann. — schopenhauer et frauenstaedt.

Mais, en premier lieu, la dérivation prétendue directe de la chose en soi, telle que Schopenhauer la présente, n’en est pas une ; en second lieu, si elle en était une, elle établirait seulement l’existence du moi en soi, mais ne pourrait fournir la moindre explication de la chose en soi à côté du moi ; en troisième lieu, elle est en contradiction avec l’idéalisme subjectif tout aussi bien que le procédé par lequel Kant fait dériver la chose en soi de là causalité transcendante. Le premier et le troisième point paraissent toujours avoir échappé à l’esprit de Schopenhauer, mais non pas le deuxième. La conception de l’être proprement dit comme volonté pouvait bien expliquer le corrélatif transcendant du sujet de la représentation, mais jamais celui de l’objet de la représentation. Si un corrélatif transcendant de l’objet de la représentation est dérivé par un procédé quelconque, l’entendement peut certainement, par des raisonnements analogiques, en faire un moi, et par conséquent une volonté, mais l’acte du moi se concevant lui-même comme volonté ne peut jamais fournir le moindre point d’appui pour savoir si quelque corrélatif transcendant correspond ou non à l’objet de la représentation. Schopenhauer le reconnaît quand il avoue l’irréfutabilité de « l’égoïsme théorique », il se tire de la difficulté par une foi aveugle en ce qu’il confesse ne pas pouvoir démontrer, parce que l’égoïsme théorique semble inacceptable à son sentiment.

Plus tard il semble avoir eu une idée vague qu’on pouvait seulement triompher positivement de l’égoïsme théorique, s’il existe une correspondance réelle entre l’objet de la représentation et son corrélatif transcendantal[1]. Mais il ne semble nullement avoir eu conscience que, si on exclut l’harmonie préétablie, une telle correspondance spéciale peut seulement avoir lieu à l’aide de la causalité transcendante, et qu’en voulant l’établir il serait amené, contrairement à toutes ses opinions, à accepter la base kantienne du réalisme transcendantal (comme complément indispensable de la sienne) et à tomber dans la contradiction reconnue dans le système de Kant. Il aurait ainsi complètement rétracté les principes sur lesquels il était fermement convaincu d’avoir établi son système comme sur un fondement inébranlable. Or, Schopenhauer était l’homme le moins disposé à soumettre son système une fois fixé à une révision ou même à une reconstruction de fond en comble, certainement nécessaire s’il avait eu conscience de pareilles conséquences. Si réellement il a jamais eu une idée vague de fentes béantes dans son monumentum œre perennius, il a été certainement loin de penser qu’il fallait en enlever des assises entières, et il a cru pouvoir fermer ces

  1. Comp. « Nouvelles lettres, » page 104.