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Ainsi est écartée toute conception rationnelle à priori portant un caractère de nécessité et d’universalité. Rien n’est tel ou tel dans la nature que parce qu’il est senti d’une certaine manière. La même température paraît au même individu tantôt fraîche, tantôt étouffante : or les deux impressions qu’il éprouve sont également vraies. Si toute pensée est vraie pour celui qui la pense, il n’y a point de proposition qui puisse être contredite. D’où cet axiome fameux : on peut sur toute chose faire valoir le pour et le contre, δύο λόγοι εἰσί περὶ παντὸς πράγματος ἀντιϰείμενοι ἀλλήλοις. Jusqu’où allait ce scepticisme élégant et léger, cette fine incrédulité aussi étrangère aux méthodes scientifiques qu’au lourd dogmatisme des croyants et des philosophes, on le voit par les premiers mots du traité sur les Dieux qu’avait composé Protagoras : « Quant aux dieux, je ne puis dire s’ils existent ou non ; bien des raisons m’en empêchent, entre autres l’obscurité de la question et la brièveté de la vie humaine. »

Si, pour l’homme, tout n’est qu’illusion et vaine apparence dans le monde, s’il ne connaît les choses que par la manière dont elles l’affectent, de sorte qu’elles ne sont rien de plus pour lui que ce qu’elles lui semblent être, ce n’est pas seulement la vérité qui d’absolue devient relative, qui de vraie devient vraisemblable : les idées morales, toujours subordonnées aux notions de l’entendement, comme la volonté l’est à l’intelligence, subissent la même transformation, et le juste, le bien, l’utile, ne sont plus que ce qui paraît tel à chacun. Ces conséquences éthiques du subjectivisme de Protagoras et des sophistes sont les principes mêmes d’Aristippe de Cyrène et de l’école cyrénaïque. On y soutient que rien n’est en soi juste, honnête ou honteux, et que ces distinctions ne viennent que des lois et de la coutume. Μηδέν τε εἶναι φύσει δίϰαιον ἢ ϰαλὸν ἢ αἰσχρόν, ἀλλὰ νόμῳ ϰαὶ ἔθει[1]. Je ne pense pas que le sensualisme dût nécessairement enfanter cette philosophie. Épicure lui-même ne s’accorde pas plus que Démocrite avec Aristippe. Il n’est même pas certain que ce philosophe se rattache avec pleine conscience à la tradition de Protagoras. Ce qui ne fait aucun doute, ce sont ses rapports avec Socrate.

Mais peut-être ne faut-il pas chercher bien loin l’origine de la philosophie du plaisir. Aristippe était sorti, lui aussi, de la bourgeoisie opulente et sceptique d’une des plus puissantes colonies du monde grec. Quand il vint de la côte d’Afrique à Athènes, il inclinait déjà, nous dit-on, à penser que le plaisir était la fin de l’homme. À la cour des Denys, en Sicile, où il rencontra Platon, il paraît tomber dans le matérialisme pratique qu’on suivait d’instinct à Corinthe aussi

  1. Diog. Laert. II, 8.