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quer même, les difficultés que nous trouvons encore insurmontables.

Le système du monde de Démocrite est l’œuvre d’un physicien et d’un mathématicien de génie : les atomes sont infinis en nombre et d’une infinie diversité de formes. Dans un éternel mouvement de chute à travers l’espace infini, les plus gros, tombant le plus vite, rebondissent sur les plus petits ; les mouvements latéraux et le tourbillon d’atomes qui en résultent sont le commencement ou l’origine de la formation des mondes. D’innombrables mondes se forment ainsi et périssent contemporainement ou successivement. Lange est frappé de la grandeur de cette conception. En tout cas, elle s’accorde mieux avec nos idées actuelles que celle d’Aristote, qui prouve à priori qu’en dehors de notre monde il ne saurait en exister un autre. L’hypothèse cosmique de Démocrite nous frapperait davantage si Épicure et si Lucrèce ne l’avaient répandue par le monde, non sans la modifier toutefois en quelques points secondaires. Ainsi, Épicure admettait bien que les atomes fussent infinis en nombre, mais il ne croyait point qu’ils fussent infiniment différents de formes. Plus importante encore est l’innovation qu’il introduisit dans le système pour expliquer l’origine des mouvements latéraux ou de la déclinaison des atomes. Mais c’est par la base, on peut le dire, que pèche toute cette théorie, et Aristote, d’accord ici avec la physique moderne, n’a pas manqué de le noter. Démocrite prétend que les gros atomes tombent d’une chute plus rapide et rebondissent sur les plus petits. Mais, objecte Aristote, dès qu’on admet l’existence du vide, c’est-à-dire d’un espace dénué de milieu matériel, — ce qu’il tient pour impossible, — tous les corps doivent y tomber également vite, les différences observées dans la rapidité de la chute des corps correspondant aux différentes densités des milieux parcourus, tels que l’eau, l’air, etc. Épicure a dû se rendre à l’évidence de cette intuition de génie, et enseigner que dans le vide tous les corps tombent également vite. Il est sans doute inutile d’ajouter que, ne connaissant pas la théorie de la gravitation, les anciens n’avaient qu’une idée empirique de la chute des corps. C’est un axiome pour les atomistes que les corps tombent en droite ligne dans le vide, à peu près comme des gouttes de pluie. Dès qu’il n’a plus été permis d’admettre que les gros atomes, emportés par une chute plus rapide, rebondissaient sur les plus petits, aucune hypothèse plausible n’a jamais pu expliquer la possibilité d’une rencontre ou d’un choc d’atomes, condition indispensable à la production d’un monde. Quant au mouvement, Démocrite, ainsi qu’Épicure et Platon[1], le considérait comme éternel.

  1. Arist. Metaphys. XII, 6, 1071, b, 31. ἀεὶ γὰρ εἶναι φασι ϰίνησιν.