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esprit et que l’expérience ne nous révèle d’autre existence dans l’univers que celle de la matière en mouvement. À ses yeux, comme aux nôtres, l’athéisme et le matérialisme étaient encore les essais d’explication des choses le moins éloignés de la réalité inconnue qui nous fuit éternellement.

Le monde reverra l’antique alliance de la science et de la philosophie, car si toute hypothèse n’est qu’une vue de l’esprit, des listes et des catalogues de faits ne constituent pas une science. Il n’y a point de physique sans métaphysique. Quoique distinctes, ces deux disciplines doivent partir du même principe, j’entends de l’expérience, et la méthode doit être la même pour construire la science et la théorie de la science. Néanmoins, toutes les conquêtes de la science accomplies en ces derniers siècles dans le domaine de la nature, de l’intelligence, du langage et de l’histoire, reposent sur quelques notions fondamentales, — l’uniformité de la nature, la conservation et l’équivalence des forces, etc., — qu’il faut admettre comme postulat universel, sans se flatter d’en apporter une preuve qui dépasse notre champ d’expérience. Toute démonstration s’appuie en dernière analyse sur quelque principe qu’on ne peut démontrer. Les plus grands poèmes ne sont pas ceux d’Homère. Le système atomistique de Démocrite, l’hypothèse newtonienne de la gravitation, l’hypothèse nébulaire de Kant et de Laplace, l’hypothèse darwinienne du transformisme et de la pangenèse, sont de sublimes fictions qui deviendront peut-être des vérités, mais dont la plupart seront à jamais invérifiables. C’est pour élever ces immenses constructions que les hommes pensent depuis des centaines de mille ans ; mais les faits innombrables et laborieusement rassemblés seraient demeurés stériles comme le chaos sans l’imagination créatrice du génie. C’est surtout à cet égard qu’on peut dire que les philosophes de génie sont la conscience vivante de l’humanité, le lieu où elle s’éveille et regarde passer les grandes ombres de ses rêves.


I

Les physiciens de l’Ionie.


Dans les îles de la mer Égée, sur les côtes de l’Asie Mineure, dès que la réflexion s’éveilla chez l’Hellène, son premier regard fut pour la nature. Vivre était doux alors, et voir l’éclat du jour était le bonheur suprême. Dans le monde tout n’était qu’harmonie et lumière. Déjà les dieux s’en allaient, et peu à peu échappaient aux